[Attention Spoilers]


Ce qui est important de noter, tout d'abord, c'est que c'est le dernier film de Kubrick. On dit que les chats sentent leur mort venir, eh bien les grands cinéastes, aussi. Le grand Stanley se lâche dans Eyes Wide Shut comme jamais. On retiendra par exemple que le dernier mot proféré à jamais par le Maître (du moins, dans ses films, mais s'est-il jamais exprimé ailleurs ?), ce dernier mot, c'est « Fuck ».


Ça ouvre à toutes les interprétations possibles (fuck the studio, fuck la censure), mais pas besoin d'aller bien loin : Eyes Wide Shut est le 2001 du sexe. Du fessier de Nicole Kidman (plan 1), à cette dernière réplique, rien n'aura changé sous le soleil : on déclinera le fuck à toutes les sauces.


Alors Kubrick, pervers pépère sur le retour ? Sûrement pas, tant son œuvre est irriguée par le sexe : des sous-entendus graveleux de Spartacus, des orgies de Barry Lyndon à Orange Mécanique, des viols de Full Metal Jacket aux problèmes de fluides corporels de Dr Folamour, le sexe n'est pas ce qui manque aux films du sexologue SK. Avec en ligne de mire, l'irrationalité de nos pulsions, la sauvagerie bestiale du désir.


Mais là, dans EWS, il y a une ambition particulière : faire un film entier là-dessus, sur le désir et la jalousie, sur l'incompréhension entre les sexes. Et une autre ambition, plus perverse : faire tourner ensemble le couple le plus hot du moment, Cruise-Kidman. Un viol des conventions, deux giga-stars vont tourner ensemble, faire l'amour ensemble, puis avec d'autres, se déchirer, une prise de risque énorme pour des acteurs de ce niveau. Mais bon, qui refuse quelque chose à Kubrick ?


Ça commence donc très fort, comme un disclaimer de jeu vidéo : interdit au moins de 18 ans, on n'est pas là pour rigoler. Premier plan : les fesses de Mrs Kidman. Deuxième plan : Nicole s'essuie après avoir fait pipi. Troisième plan, elle remet sa culotte. En 1999, le choc est énorme : on entre dans les cuisines des Cruise. Imaginez aujourd'hui la même chose avec Angelina Jolie et Brad Pitt...


Mais cet effet de banalité, appliqué sur des stars habituées au Walhalla Hollywoodien, c'est à la fois une méthode de domination de Stanley (« Vous ferez tout ce que je vous demanderais »), mais aussi un introduction au propos d'Eyes Wide Shut : Qui suis-je ? Qui est réellement ma femme ? Où suis-je dans l'échelle sociale ?


Car Bill Harford a toutes les raisons d'être satisfait de lui-même : médecin new-yorkais réputé, femme superbe, petite fille gentille, appartement somptueux orné de toiles de maître*, et des amis hauts placés. Pourquoi semble-t-il aussi coincé, pendant cette première demi-heure du film ? Pourquoi sa femme semble-t-elle excédée, dès qu'elle n'est plus dans le champ de vision de son mari ?


Bill Harford va bientôt découvrir qu'il vit dans une illusion, et que, si haut que l'on soit dans l'échelle sociale, on est toujours le laquais de quelqu'un. Bill Harford, grand médecin, n'est que l'éboueur de gens beaucoup plus puissants que lui.


Comme l'a formidablement raconté Frederic Raphael dans son livre Deux ans avec Kubrick, le réalisateur n'a jamais vraiment expliqué le changement radical appliqué à la nouvelle de Schnitzler, Rien qu'un Rêve. Dans cette nouvelle, qui se déroule dans le Vienne du début du siècle, c'est d'antisémitisme dont il s'agit. Le bon docteur croit être introduit dans la bonne société viennoise, mais juif il est, juif il restera. Fasciné par cette nouvelle, Kubrick a rêvé toute sa vie de l'adapter, et a fini par le faire. Mais il a demandé à son co-scénariste de la goyiser au maximum, en insistant notamment sur le fait que le héros devait avait un nom WASP, et passe-partout. Bill Harford était né.


Cette volonté simplificatrice, outre l'espoir de gommer peut-être certains aspects autobiographiques douloureux pour Kubrick, a sûrement aussi pour but de renforcer l'aspect conte de fées d'Eyes Wide Shut. Car c'est bien d'un conte de fées dont il s'agit. Un conte pour adultes, pour adultes consentants, mais quand même un conte de fées.


Le héros, gentil prince, subira mille épreuves pour revenir à la maison, transformé mais heureux. On ajouterait bien « pour toujours », mais Nicole Kidman nous l'interdit : « Forever ? Je n'aime pas ce mot ».


Avant, notre petit poucet aura traversé toutes les tentations du sexe, sans y succomber. Toutes les perversions, même : triolisme (les deux filles à la fête), prostituées, pédophilie (la très jeune fille du loueur de costume), homosexualité (le gardien d'hôtel), nécrophilie (Amanda à la morgue), et bien sûr, la fameuse orgie.


Pourquoi Bill en est arrivé là ? Tout simplement parce qu'à la 33ème minute, Mme Kidman lance le film. Un peu shootée, un peu pompette, elle démolit soudain son benêt de mari, qui croit tout savoir sur les femmes, le désir, les aspirations humaines. Et qui – très mâle américain -, aime sa femme, ne peut envisager l'adultère, et ne peut envisager que sa femme l'envisage « I love you. You're my wife. I know you. I trust you. I won't do it because you're my wife... »


Mais mon pauvre, lui répond-elle, tu connais que dalle ! Non seulement tu ne comprends rien à mes désirs, mais rien non plus aux tiens !


Cette révélation déstabilise le pauvre Bill, qui entame alors son odyssée nocturne. Auparavant, Kubrick nous a infligée trente minutes pénibles, à contre-temps du reste du film : la soirée chez les Ziegler. Les dialogues y sont longs, très volontairement étirés, Cruise et Kidman jouent faux. On se demande dans quelle galère on est tombé. Pourtant, les indices kubrickiens sont là : nous sommes dans une phase préparatoire : observe bien l'insecte Bill, ami spectateur, car c'est de lui le héros de cette histoire. Ce garçon est faux, mais pas mauvais au fond. Sa femme va lui donner la bonne leçon dont il a besoin.


Cette leçon, c'est Manhattan, l'île de la Tentation : abasourdi par les révélations, ivre de vengeance, ressassant inutilement les images fantasmatiques de quelque chose qui n'a pas eu lieu (sa femme et l'officier de Marine), Bill Harford dans ses pérégrinations nocturnes va avoir maintes occasions de se venger de sa femme. Il ne cherche rien ; les femmes viennent à lui... Bizarrement, il ne cède à aucune. Un coup de fil de sa femme ? Il lui ment, mais renonce à coucher avec la jolie prostituée. La vieille fille est prête à l'emballer dans la chambre même où son père vient de mourir ? Le professionnalisme du Dr Harford reprend le dessus. On lui propose une mineure pas farouche, il refuse. Il retrouve la pute toxico de chez Ziegler à la Morgue ; plus trop professionnel, il se penche pour embrasser le cadavre, mais renonce, à dix centimètres du visage. Quand on est en conflit avec son désir, dirait le psy, c'est qu'on ne se connaît pas bien. Le Professore confirme :
Bill Harford ne sait plus qui il est. Il passe son temps, d'ailleurs, à justifier son identité : « Je suis le Dr Harford » en montrant frénétiquement sa carte de médecin.


Mais le vrai test, c'est évidemment l'Orgie, scène centrale du film, étendard de Eyes Wide Shut. Bill Harford croit être quelqu'un ? Comment mieux le prouver qu'en entrant dans le Saint des Saints, réservé aux initiés qui connaissent le mot de passe magique ? Malgré la gentille fée (à poil) qui tente de le dissuader, il persévéra au risque de perdre la vie. La fée devra se sacrifier pour le sauver. Mais, humiliation suprême, l'épreuve n'en était pas une, cette cérémonie terrifiante n'était qu'un jeu de rôles pour capitaines d'industries partouzeurs. Un, mon petit Bill, tu ne fais pas partie de ce milieu, et deux, tu es un sacré parano ! Si au lieu de fantasmer, tu allais baiser ta femme, pour commencer ?


Cette chronique ne serait pas complète sans un passage en revue des thèmes d'Eyes Wide Shut. Marchons en cela dans les traces du livre séminal de Michel Ciment, Kubrick - que toute personne considérant le cinéma comme un art – devrait lire une fois dans sa vie.


Le Diable


Pour un film sur la tentation, qui emprunte parfois ses codes au film d'horreur (musique, éclairage), la présence du Grand Fourchu dans Eyes Wide Shut n'était pas une surprise. Il apparaît par deux fois, en séducteur hongrois chez les Ziegler, puis sous la forme du pianiste (petite barbiche, sourire machiavélique, et éclairage en contre plongée...) Le satanisme n'est pas loin, dans la cérémonie initiatique de l'orgie, mais aussi dans ces étranges éclairage de Noël chez les Ziegler, qui font penser à des pentacles maléfiques. Mais après, tout, Victor Ziegler n'est-il pas le vrai diable dans cette affaire ?


Eros et Thanatos


On dit que la présence de la mort est indispensable à la mécanique du désir : Kubrick reprend en tout cas cette thèse à son compte. Avant d'être érotique, Eyes Wide Shut fait surtout peur. Musique glaciale de l'orgie (opposée à la soupe jazzy de la fête new-yorkaise), masques terrifiants, déclaration d'amour dans la chambre d'un mort, embrassade de cadavres, sans parler du sida qui traîne : Kubrick joue sur les contrastes. L'éclairage du film est à l'avenant, opposant le violent au pastel, et les beiges/orangées, couleurs chaudes de la vie, au bleus glacials de la nuit et de la mort.


L'odyssée


On pense évidemment à Homère, et son héros voguant sur des océans dangereux, tandis que son épouse est restée à la maison. Bill rencontre des sirènes et des monstres, et rentrera aussi à la maison, heureux après un beau voyage. Mais on pense aussi à Joyce, à l'errance de Daedalus, le cocu de Dublin, et au monologue de Molly.


Venise/Shakespeare


Pas à proprement parler un thème, mais plutôt un motif : Venise, ou plutôt une Venise de pacotille, une Venise shakespearienne, parcourt le film. Les masques bien sûr, Dom Juan et le Commandeur, mais aussi Fidelio, et la pizzeria Vérone, ostensible dans les rues de New York.


Le conte de fées


Sa femme s'appelle Alice, et elle l'entraîne dans un wonderland pour adultes. Mais d'autres emprunts signe l'aspect fabuleux d'Eyes Wide Shut : les deux filles proposent d'emmener Bill « under the rainbow », allusion au Magicien d'Oz. Il finit par y aller, seul : le magasin de costumes s'appelle Rainbow. On y trouve des japonais bizarres, dont l'un d'entre eux est même habillé en lapin ! Et là, la fille du costumier murmure, presque de manière inaudible (comme un sort, ou un code secret) : « Vous devriez prendre un col d'Hermine ». Mystère et boule de gomme...


L'orgie est aussi une cérémonie initiatique : mot de passe, déguisement, masque pour entrer au château. Une gentille fée essaie de le prévenir, comme dans un rêve. Mais il sera démasqué et humilié, par son talon d'Achille : il ne connaissait pas un mot de passe... qui en fait n'existe pas, comme le révélera le Magicien (Ziegler). Au final, nous réalisons de plus que tout cela n'est rien qu'un rêve...


Les masques


C'est le gimmick du film, sa signature, mais c'est surtout qu'Eyes Wide Shut est un film sur les apparences. Bas les Masques ! Derrière le gentil bourgeois, père aimant, mari attentionné se cache quelqu'un d'autre. Bill ne cesse de se cacher, derrière une multitude masques : son nom, sa profession, son professionnalisme froid et mesuré (porte d'entrée dans la haute bourgeoisie, ou porte de sortie chez la vieille fille). Il croit pouvoir se cacher en empruntant des codes (mot de passe, déguisement), mais est trahi par son ignorance (il n'existe pas de mot de passe), sa bêtise (le contrat de location), et sa basse extraction (il est venu en taxi).


Noël


C'est le positionnement dans le temps de cette histoire (la fin de l'année), mais c'est sûrement plus que ça. Dans presque tous les décors, il y a des sapins de Noël. Au début assez évidents, ils deviennent un sujet d'interrogations a posteriori, d'autant que le film se termine dans un magasin de jouets. Car en rentrant chez lui après son ultime épreuve, Tom Cruise éteint le Sapin. Il ne croit plus au Père Noël ? Sa femme va le ramener au magasin, et – gentille Mère Noël -, le rassurer et lui confier le fin mot de l'histoire : « Il ne reste qu'une chose à faire, (maintenant que nous ne sommes plus des enfants ?) : baiser ! »


Eyes Wide Shut, comme tous les Kubrick, fut une déception à sa sortie, pour les Kubrickiens en premier, tétanisés par la rumeur que le Maître, mort avant la sortie, n'aurait pas fini le film. Il déçut aussi la Warner, qui avait parié beaucoup sur la caractère porno de l'affaire et sur le scandale afférent : on masqua les corps aux USA, mais le film ne fut pas remonté. Au final, Eyes Wide Shut ramena de l'argent, comme tous les Kubrick : 55 millions de dollars (pour un budget de 65M$, et fini par gagner de l'argent à l'international). Comme tous les Kubrick, il est régulièrement diffusé à la télé, signe évident de la postérité qui s'annonce... Annonciateur de la vague porno-chic, le film a fait école. Mais surtout, il reste le dernier témoignage d'un auteur réputé misanthrope, et qui laisse pourtant un film plein d'humanité.



  • signé par Mme Kubrick, comme dans Orange Mécanique

ludovico
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le 30 janv. 2011

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