La petite histoire autour du film, découverte pour ma part après visionnage, donne un peu le ton.


Filmé avec des chutes de rushes récupérées à Hollywood, tourné de nuit pendant six mois dans la villa du couple Cassavetes/Rowlands, avec un casting totalement bénévole et jouant même les techniciens sur le plateau, avec une partie des scènes finies à la poubelle lorsque le chien de Belle-Maman chia dans la pelloche.
En terme contemporains, on dirait que Face est un film fait à l'arrache.


Et c'est l'impression qui est donnée ; on débarque au milieu de scènes alcoolisées et nerveuses, ou des personnages dont on ne sait rien déblatèrent avec moults rires et excitation des discours plus ou moins clairs sur tout et n'importe quoi. Le film est tourné uniquement en caméra à l'épaule, la caméra est bousculée, au plus près des visages (Faces...). L'image est délibérément sale, granuleuse, le son parfois chaotique, comme capté à la volée. L'immersion est totale, la caméra devenant même parfois personnage de ce qu'elle enregistre (avec regards-caméras à la clef). Les scènes, pourtant très bavardes et à huis-clos, sont comme mise en transe par un mouvement permanent, des personnages instables. C'est particulièrement bien rendu grâce à un montage multipliant les angles avec rapidité et efficacité.
On raconte que le montage s'est fait avec plus de 150 heures de rushes, et qu'une version aujourd'hui perdue, durait près de quatre heures.


Au-delà de ce style, de prime abord déconcertant, où le montage est à son degré le plus impressionnant de modernité (on peine à croire que le film ait été tourné durant 6 mois alors qu'il nous raconte une nuite, et surtout qu'il date de 1968), John Cassavetes précise progressivement son propos, et les personnages face auxquels on est violemment lâché (le film démarre directement, sans générique, sans titres, sans écran noir préalable) se dessinent alors.


Et Faces devient la dissection ramassée dans le temps et les lieux d'un couple en crise, d'une histoire qui s'achève, en une nuit et dans l'hystérie la plus totale.
Cette nuit sent l'alcool, la clope, elle sent la sueur des danses en boîte de nuit (remarquables scènes de night-club), elle sent le sexe et la tension qui le précède.


Elle pue surtout la fin.


Dans une construction remarquable en quelques séquences miroir et un parti-pris révolutionnaire de montrer les deux nuits en parallèle de l'homme et de la femme, dans une unité de temps et de lieu quasi théâtrale, Cassavetes décrit la révélation de ce qui pourrit depuis le début et qu'on décide de ne pas voir, la révélation au grand jour de vérités enfouies (avec un sublime flashback comme indice d'une destruction prématurée), l'explosion de sentiments noyés dans l'alcool, faisant passer ses personnages de l'hilarité à la violence, de larmes d'épuisement à la jovialité de l'amour retrouvé.


C'est finalement (et évidemment) tout sauf fait à l'arrache.
Le premier jet du scénario, qui ne décrivait même pas encore la moitié du film, faisait 250 pages.
Cette sur-écriture des dialogues, pourtant habités et incarnés avec une grande spontanéité par des acteurs qui parfois ne semblent pas en être (et dans des scènes qui parfois ne semblent pas fictionnelles), peut parfois déstabiliser (on ne comprend pas toujours où veulent aller les personnages), notamment par leur bipolarité constante ; des hauts et des bas, des passages brutaux d'une émotion à une autre, ...


Mais finalement Faces est un succès tant il montre avec cruauté des personnages bien seuls dans leurs malheurs, recherchant toujours une jeunesse qu'ils n'auront plus (danser fait rajeunir, bien plus que tous les maquillages du monde, se lamente même une des amies de Maria).
On est alors profondément ému par la stupide naïveté de ce vieux distributeur de films tombant amoureux d'une femme de 23 ans, on est désespéré par ces hommes qui ne paradent que par leur profession (des business man) et se sentent pousser des ailes viriles face à une jeune femme qui leur fait tourner la tête, et qui vaudra dans une seconde partie son pendant féminin, où des femmes se lamentent de leur mari et de leur vie rangée à la vue de ce beau jeune homme dansant comme un dieu.


Film sur la vieillesse et la fin d'une histoire, bien plus complexe que sa forme frénétique et comme amateure peut nous le faire penser, plus réfléchi dans ses sous-textes que ses longues scènes bavardes peuvent nous le faire envisager, Faces, film dans le film (avec une impressionnante mise en abîme en guise d'ouverture) est un film habité, excité, derniers tressaillements d'une histoire déjà morte mais qui se donne l'illusion d'être encore vivante.


Car derrière toute cette agitation, cet esprit de fête et de nuit, cette caméra convulsive et ces émotions dans leurs extrêmes parfois horripilants, c'est un sublime plan final, le seul long et délibérément immobile, qui éclaire à la lumière du petit matin la cruelle vérité ; l'histoire d'amour est morte, la tension s'éteint, et le couple, épuisé, décide de s'éviter poliment.

Créée

le 19 nov. 2020

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Charles Dubois

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