... car ils étaient encore plus bêtes que méchants

Des accords cristallins joués par une harpe, une image totalement blanche, d'un blanc épais et laiteux ; sur la droite, sans qu'on en soit vraiment sûr, des verticales , des arbres ou des pylônes qui sortent à peine de l'immensité neigeuse et brumeuse et un violon, écossais ou irlandais, qui s'installe; musique nostalgique et belle, presque triste, on pourrait se croire effectivement dans l'hiver écossais, ou dans un mélodrame romantique du siècle d'avant, ou même dans un western, musique ouverte ; des phares, comme deux yeux, qui déchirent la brume, s'approchent lentement du spectateur, puis la voiture disparaît dans un dénivelé de la route, dans un creux; image blanche à nouveau, quelques noms pour le générique, un bruissement d'aile et un passage d'oiseau, presque subliminal et plusieurs coups de timbales, énormes ; à cet instant la voiture réapparaît au sommet de la pente, mais tout près de nous à présent et c'est tout l'orchestre symphonique qui surgit, qui explose, avec percussions incessantes, roulements, au moment où la voiture tourne, disparaît et où le titre mystérieux, Fargo, occupe l'écran.
La musique demeure - avec un flot de questions : pourquoi ce blanc ? la place de l'homme dans cet univers assez sinistre ? le sens de cette voiture remorquant une autre voiture ? et la nostalgie portée par la musique ?

UNE HISTOIRE VRAIE
C'est ce qu'annonçait l'avertissement précédant le générique.
Mais la séquence suivante, dans un bar, montre bien l'absurdité de ces interrogations. Le ton n'est plus à la nostalgie, mais déjà à l'embrouille foireuse entre Landegaard /WH Macy (génial), regard de chien battu, en commanditaire égaré, et ses deux "associés", Carl / Steve Buscemi, bavard et tendu et Peter Stormare, en géant mutique et pour le moins inquiétant. Tout le merdier à venir est là, en concentré. Buscemi parle, joue au chef, énonce une vérité définitive, la seule du film ("ce que Shep nous a dit, ça n'avait ni queue ni tête ...") puis finit par renoncer à parler, quand les mots ne lui viennent plus; Stormare se tait, reste en retrait, dort à moitié (ou complètement) (ou pas), s'avance d'un seul coup, émet une bribe de phrase et installe l'angoisse.
On n'a pas besoin d'attendre la fin du film pour savoir qu'on est dans une fiction absolue et que tout va très mal tourner. Pas dans la réalité.

FARGO - GO FAR
and further. Tous les personnages ont des noms ... scandinaves. Fargo en fait, c'est le bout du bout, quelque part vers le pôle. On n'est plus tout à fait chez les bouseux du Middle West, chers aux Coen (et que l'on reverra bien plus tard avec le Killer Joe de Friedkin) ni aux confins de la frontière mexicaine et de ses déserts sales (comme dans No country ...), on est ailleurs, très au Nord, là où on n'échappe pas à la neige ni au froid, où les gros bonnets laineux cachent les oreilles mais aussi les yeux et sans doute les cerveaux.

DIGRESSIONS
Le montage, aussi dynamique que déconcertant, est éclaté en trois histoires parallèles, qui finissent inévitablement par se croiser, pour le pire. Les embrouilles et les multiples fiascos successifs de Lundegaard, l'équipée sauvage des deux demeurés, l'enquêtrice, Frances Mc Dormand très enceinte, son conjoint, ses déambulations et ses intuitions. mais il y a aussi tout un lot de digressions, sans lien aucun (ou si peu) avec le récit principal - la rencontre entre l'inspectrice et un ancien ami, névrotique, mythomane, paumé et larmoyant ; la première rencontre entre Buscemi et l'employé du parking qui s'achève sur un fulgurant "misérable étron" (la seconde rencontre, essentiellement hors champ sera bien plus grave) ; les interviews des témoins et le retour en boucle de la description du suspect ("il avait un drôle d'air ..." ) et même l'énorme statue du bûcheron à la hache à l'entrée de la ville. Le délire surréaliste, la déclinaison énorme de l'absurde, et un humour irrésistible, finissent par s'installer.

KILLER JOE
Les frères Coen, (par coquetterie ?) minimisent le succès de Fargo en insistant sur le fait que "c'est très facile de faire un film dont les personnages principaux sont des demeurés." Friedkin ,d'une certaine façon, ira encore plus loin avec une farce énorme, grasse et sanglante. Fargo est un film très sanglant, mais mais pas gras, et pas une farce. Ses personnages (son trio central du moins, les deux tueurs et à un degré moindre WH Macy) accumulent en effet gaffes énormes et atroces mais tous les autres, la mère totalement insignifiante, le beau-père odieux, son associé, tous sont profondément antipathiques. Seul l'inspectrice (et son mari) échappent à ces pesanteurs-là.

ILS SE LIVRERENT EUX-MEMES POUR TOUCHER LA PRIME (pour ne pas la toucher plutôt)
CAR ILS ETAIENT ENCORE PLUS BETES QUE MECHANTS
Les trois scènes de massacre sont à la fois sidérantes, scotchantes - et finalement d'un humour absolu sitôt qu'elles finissent par devenir une espèce de "norme" dépourvue de tout sens., où l'imbécillité comme signature imparable finit par prendre le pas sur l'horreur, un gros trait rouge sur la neige qui ne pourrait échapper au plus nul des limiers - du règlement de comptes grotesque entre le beau-père et Buscemi jusqu'à la jambe en chaussette de Buscemi émergeant d'un broyeur électrique et à l'arrivée, inévitable, de l'héroïne.

FAMILLE ET GRANDE BOUFFE
En enquêtrice faussement niaise, aux intuitions et à la logique imparables, à la Sherlock Holmes, Frances McDormand est parfaite et a largement mérité son oscar du meilleur rôle féminin.Lorsqu'elle n'est pas sur la trace des tueurs et de l'escroc, elle passe le plus clair de son temps à manger, manger encore, baffrer avec son compagnon - et parler bouffe ou pêche (avec un joli gros plan sur des vers de vase). Il est possible que les frères Coen aient tiré parti de la grossesse de l'actrice pour intégrer cet élément dans le récit et renforcer encore sa dimension décalée, drôle, surréaliste. Ou pas. Dans toute l'oeuvre, finalement assez hermétique des frères Coen, le hasard est toujours très calculé et la famille ou ses substituts apparaissent comme un fil rouge essentiel. A côté du désastre représenté par la famille Lundegard élargie, la famille à naître constituée autour de Frances McDormand offre un contraste assez saisissant. Et les ultimes phrases de l'héroïne, adressé à l'ultime rescapé, Peter Stormare en psychopathe définitivement ahuri, presque béat, ne sont pas forcément anodines - "la vie vaut plus qu'une poignée de billets ... Et ben voilà, c'est une superbe journée... J'arrive pas à comprendre."
Dans un univers bouché par la neige et par la brume, il reste les bouffes partagées (même assez immondes) et l'enfant à venir. Retour sur la voiture, les phares allumées, la neige. On peut alors songer à regarder à nouveau Fargo.
pphf

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