Faust, sorti au cinéma en 1926, est sans doute le film le plus ambitieux de F.W. Murnau techniquement parlant, et c’est à lui que l’on doit bon nombre d’innovations en termes d’effets spéciaux, sans lesquelles des œuvres comme le Metropolis de Fritz Lang n’auraient jamais vu le jour. Un monument du septième art à l’esthétique extraordinaire, à travers laquelle le Mal trouve véritablement corps et matière.



Donner corps à l’imaginaire



Si Murnau dirige son projet d’une main de fer, ce n’est que par sa précieuse collaboration avec son directeur de la photographie Carl Hoffmann, ses décorateurs Robert Herlth et Walter Röhrig, son costumier Georges Annenkov et tout le reste de son équipe technique qu’un film aussi pictural et symphonique peut voir le jour. Murnau travaille sa matière visuelle comme il l’entend, sans ne rien laisser au hasard : paysages, décors, costumes, objets, photographie, lumière, mouvement, direction d’acteurs. Tout est méticuleusement recherché et son imaginaire déjà mis en images à travers d’énormes cahiers de dessins. Les chefs-décorateurs, qui ont d’ailleurs travaillé sur Le Cabinet du Docteur Caligari (père de l’expressionnisme allemand), imaginent les décors sur papier, au fusain et au pastel, pour mieux travailler les ombres et les contrastes. Puis Murnau les corrige, les retouche et les envoie aux décorateurs afin qu’ils reproduisent le plus fidèlement possible ces visions cauchemardesques.


Avec son directeur de la photographie, Murnau tâtonne. Influencé par les toiles de Rembrandt et sa science de la lumière, il se plonge dans l’iconographie de la légende de Faust et étudie les sculptures de Moritz Retzsch, la fresque de Kaulbach, les estampes d’August von Kreling, les gravures de Franz Stassen et Max Klinger, ou encore les peintures de Franz von Stuck (qui lui donnent par exemple l’idée des yeux brillants de Méphistophélès, lors de sa première apparition humaine, dans la plaine). De tout cet héritage, Murnau restitue les gestes, les poses des personnages, le placement des corps dans l’espace, les expressions faciales et bien sûr les jeux de lumière. Il tourne l’intégralité du film en studio, à partir de reconstitutions et de maquettes.


Sur le tournage, Murnau est incorrigible. Il multiplie les prises, fait rejouer les mêmes scènes jusqu’à épuisement en faisant varier les angles ou l’éclairage, cherchant toujours la prise parfaite quitte à pousser ses acteurs dans leurs retranchements. Parfois, il tourne même avec deux caméras en parallèle, afin d’obtenir des plans en double et sélectionner à chaque fois le meilleur cadrage, la meilleure perspective, changer l’exposition des visages ou créer des effets d’optique différents en jouant avec les échelles. Il donne des indications à ses acteurs pour chaque geste, chaque posture, qui doit être au détail près identique à ce qu’il a imaginé et scrupuleusement planifié. Les acteurs ne sont donc pas ménagés, notamment Camilla Horn, interprète de Marguerite, qui est poussée dans des conditions extrêmes pour lui faire au mieux épouser son personnage (elle saute des repas sur le plateau, est traînée sur le sol par de vraies chaînes en fer lors de la scène en question, soumise à des tempêtes de sel artificielles qui lui assèchent le visage, et forcée par divers moyens à fondre en larmes pour que les scènes soient le plus authentique possible).



Et la lumière fut




« Le début du film présente ce que le clair-obscur allemand a créé de plus remarquable, de plus saisissant : la densité chaotique des premières images, cette lumière qui prend naissance dans les brumes, ces rayons qui traversent l’air opaque, cette fugue orchestrée visuellement comme par des orgues qui résonneraient dans toute l’étendue du vaste ciel vous coupent le souffle. », Lotte H. Eisner



Murnau recherche au maximum les clairs-obscurs. Il fait ainsi supprimer ou retourner des scènes entières qu’il juge trop lumineuses, en modifiant les éclairages de certains décors pour mettre plus ou moins en valeur les visages – puisque c’est bien par eux que passe toute la tension dramatique. Lors de certaines scènes, toute l’équipe doit porter des lunettes noires pour atténuer le scintillement des lampes à arc qui émettent des vapeurs de mercure, et dont l’utilité est de donner aux décors ce ton glauque qui sied si bien au film. Rompant avec tout un pan de l’expressionnisme allemand (et notamment le caligarisme), qui façonnait des noirs et blancs très marqués et quasiment découpés aux ciseaux, Faust tend davantage vers le « sfumato » italien : tout est question de nuances et de diffusion progressive des couleurs – ici, des ombres –, qui perdent leurs contours et coagulent. Est-ce là une manière de signifier que le Bien et le Mal ne sont plus radicalement séparés, mais coexistent au sein d’un même personnage fait d’ambiguïtés ? En tout cas, il est évident que la lumière joue également un rôle dramaturgique dans le film : les débuts, avec la peste, le pacte de sang diabolique et l’arrivée sur terre des engeances du Mal, baignent dans une obscurité terrible qui ne trouvera d’égal que dans le dernier acte, au moment du calvaire de Marguerite et de la rédemption de Faust ; entre-temps, une fausse clarté, presque dérangeante, s’installera au fur et à mesure que Faust croira faire le bien autour de lui grâce à ses nouveaux pouvoirs – fausse clarté, donc, car illusoire et masquant derrière elle de ténébreux desseins.


Cette obsession de Murnau pour la lumière, que des œuvres comme Nosferatu ou L’Aurore ne démentiraient certainement pas, se redouble d’une obsession pour le cadre et la gestion de l’espace. Dès ses débuts, avec des films comme La Découverte d’un secret ou Fantôme, les espaces vides donnent à l’esthétique de Murnau cette inquiétante sérénité, mêlée alors d’un immobilisme que Faust – et, a fortiori, L’Aurore après lui – abandonne au profit de mouvements de caméras plus expérimentaux. Il supprime par exemple les figurants de certains plans intercalaires, privilégiant des décors vides qui mettent d’autant plus en relief leur architecture distordue. De même, certaines ouvertures de portes donnent sur de grands vides noirs, comme si les personnages surgissaient des ombres et s’y engouffraient à nouveau en changeant de pièce. Plus subtil encore, dans certaines scènes, la caméra joue malicieusement avec les points de vue, plaçant le spectateur dans les yeux du Diable lui-même spectateur de ses méfaits (comme lorsque Faust poursuit Marguerite et accompli ce premier pas vers les enfers sous les yeux d’un Méphistophélès – et donc, d’un spectateur – satisfait de sa machination). Ajoutons à cela des caméras sur rails qui glissent en zigzag comme sur des montagnes russes, de la surimpression donnant aux images une dimension spectrale, des nuages en fibre de verre, de la brume obtenue à partir de suie ou encore des éclairs, des flammes et des squelettes disséminés un peu partout, des jeux incessants sur les dimensions (Méphistophélès grandit et rétrécit à volonté), des plongées et contre-plongées évocatrices, ou encore la démarche des pestiférés rampant aux pieds de Faust tels des rats. Avec Faust, l’imagerie du Mal n’a jamais été aussi protéiforme.



« L’angoisse naît en nous de l’ignorance où nous sommes du visage précis que le mal revêtira et rien ne l’empêche a priori de puiser dans le catalogue infini des formes possibles. […] la nature précise du danger, sa forme, sa place dans l’espace restent découvrir. », écrit Eric Rohmer dans sa thèse consacrée au film.




Entre l’homme et le divin : l’amour et la liberté



Faust est un personnage d’origine théâtrale, construit au seizième siècle. Une sorte d’arlequin populaire qui cristallise en lui tout le tragique et le comique de la condition humaine. Goethe, et Murnau après lui, en font davantage une figure tragique tiraillée entre le Bien et le Mal ; un symbole de l'homme pactisant avec le Diable, c’est-à-dire le Mal – en la personne de Méphistophélès. Un pacte de sang qui lui confère des pouvoirs de guérison et de rajeunissement en échange de son âme, alors qu’il est un vieux scientifique impuissant face à l’épidémie de peste en train de ravager le monde. « Toi seul peux nous sauver », lancent les pestiférés, auxquels Faust répond que « ni la foi, ni le savoir ne pourront nous sauver ». Face à cette défaite de la foi et du savoir, Faust jette ses livres de science, de médecine et de religion ; alors la magie noire du Diable semble être l’unique solution salvatrice.


Faust devient alors un guérisseur par la grâce non pas de Dieu, mais du Diable. Est-ce un Antéchrist ? Y a-t-il derrière ce personnage une volonté de dénoncer la pastorale de la peur entreprise par l’Église depuis des siècles ? L’histoire de Faust ouvre ainsi à la transgression jusqu’à questionner Dieu lui-même. On appelle à la prière pour contrer la peste, sans succès : Dieu semble avoir abandonné le monde en acceptant le défi de Méphistophélès. Et Faust, au tout début, de tenir ces mots : « Tout ce qui existe sur cette terre et dans les cieux est miraculeux. Mais le plus grand miracle est la liberté accordée aux hommes de choisir entre le bien et le Mal. » Phrase sublime s’il en est, qui attaque de front la question de la liberté et de la responsabilité humaines.



« Chez Murnau, tout l’arsenal de formes héritées du Moyen-Âge est du côté du Diable, et non pas de Dieu. », Eric Rohmer



Murnau joue avec l’inconscient du spectateur, en transformant les motifs chrétiens des tableaux de Rembrandt en contre-images diaboliques. Tel un ange, Méphistophélès arrive sur terre dans un halo de lumière, assis, l’air reposé dans son habit blanc, avant de dévoiler ses yeux brillants et son regard terrifiant. Le malin prend des habits de sauveur. Le Diable se fait chair, comme Dieu s’est fait chair en Jésus Christ : le Mal acquiert une représentation corporelle et terrestre, humaine ; il est à ce point personnifié que même un nuage projetant son ombre sur la ville se voit investi d’une valeur symbolique, avec ce long manteau noir déployé par Méphistophélès au début du film. Par ailleurs, l’analogie Christ/Faust apparaît clairement dans leur comportement, notamment à l’égard des laissés pour compte et au détour de promesses de guérison, et de leur sacrifice final. De même, la pécheresse Marguerite est rapprochée de la Vierge Marie, dans ses postures mais surtout par son visage dont la pureté virginale contraste avec le reste des personnages aux gueules ridées, blessées, malades voire mortifères. Enfin, les symboles architecturaux sont renversés : la verticalité de l’esthétique n’exprime plus une élévation vers le divin, mais une chute dans les enfers. Faust ne prie plus l’ange, mais le démon, et fusionne ainsi avec le Mal tout entier.


Cette chute de Faust n’aura pour contrepoint que l’amour qu’il portera à Marguerite, et qui peut devenir la métaphore entière de sa tragique métamorphose. En découvrant l’amour, les deux personnages se sentent dépossédés d’eux-mêmes par quelque chose qui les dépasse ; ils avouent textuellement ne plus se reconnaître. On le sait, Goethe a lu Platon et notamment Le Banquet : c’est ce daïmon grec, cette puissance d’amour et de destruction qui prend possession de l’âme et qui ouvre un espace intermédiaire entre les mortels et les immortels, entre les hommes et les dieux, que le poète allemand veut illustrer par l’histoire de Faust et que Murnau sublime par les images. Et quand on connaît le traitement réservé à l’amour par Murnau dans tous ses films, on comprend mieux son attrait pour le poème de Goethe. Car si l’on excepte L’Aurore, tous ses films relèguent l’amour au second plan et lui refusent toujours le bonheur : l’amour défendu de Tabou, l’amour chimérique de Fantôme, la tentative de reconquête d’Elmire dans Tartuffe, le sacrifice d’amour d’Ellen dans Nosferatu. L’amour se heurte toujours à la fatalité du destin chez Murnau, à une barrière infranchissable. Dans Faust, l’issue est identique, mais le film semble malgré tout donner à l’amour sa dimension transcendante et presque divine ; ce qui sera évidemment le cas dans L’Aurore, où l’amour, dans sa pureté retrouvée, pourra à lui seul affronter le destin et infléchir la tragédie annoncée. « L’amour expie les péchés des hommes », conclut l’Archange à la fin de Faust. Maxime programmatique de son autre chef-d’œuvre à venir – L’Aurore, justement.


Liszt disait que la musique est à la fois divine et satanique. Faust incarne parfaitement cette dualité, et Liszt écrira une symphonie en son nom, après avoir déjà teinté ses Danses macabres du même imaginaire. De Palma fera de Faust l’œuvre matricielle de son Phantom of the Paradise, et Sokourov s’en servira pour pousser encore plus loin la question de la disparition de Dieu et de « l’entre-deux-mondes » dans lequel l’être humain cherche sa place. Un mythe fondateur ayant traversé tous les arts, mais dont l’imaginaire n’aura peut-être jamais été à ce point mis en formes que dans cette merveilleuse version cinématographique, déjà presque centenaire, peinte par un Murnau au sommet de son esthétique.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 28 janv. 2020

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Jules

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