Avec son impérieuse ouverture, cadencée à la seconde, rythmée avec autant d’intelligence qu’un Scarface, dévoilant la virtuosité du metteur en scène secondé d’un brillant chef-opérateur (Armand Thirard), La Fille du diable pose les étais scénaristiques d’un insaisissable récit qui jamais ne s’attache entièrement aux idées qu’il effleure, effectuant nombre de revirements narratifs, multipliant les changements d’itinéraire : avec une aisance ahurissante, Decoin opère un brillant mélange de genres, empruntant à l’imagerie surréaliste du fantastique (voir scènes dans la forêt), aux codes du polar, à l’atmosphère du thriller, à l’intrigue du (mélo)drame, à la fatalité de la tragédie et aux ressorts de la comédie, le tout exécuté avec une superbe maestria qui métamorphose une amère cacophonie en envoûtante symphonie.
Peu à peu, le récit tend vers cette électrisante confrontation (qu’on aurait dit dessinée dans les astres tant elle s’impose d’elle-même) réunissant deux personnages vibrants mais également terrifiants, les deux figures souveraines du village, manipulant tour à tour l’opinion publique, l’une par l’argent, l’autre par la notoriété: le médecin et Ludovic/Saget, offrant une rencontre magistrale, des répliques ainsi que des regards divins que magnifient leurs interprètes, Fernand Ledoux et Pierre Fresnay (littéralement habité par son rôle). Alors que se déroule au sommet ladite rencontre se trame un second rassemblement, situé socialement à l’opposé du premier, chez un couple de démunis organisant (de façon plus ou moins articulée) un maquis, offrant ainsi deux potentielles paraboles; la révolte prolétarienne (plus plausible en raison des multiples parallèles qui naturellement se présentent : l’avortement du projet et le refus des autres classes d’y prendre part) et l’organisation de la Résistance, écho direct à une actualité encore très présente et que l’on n’aborde qu’à demi-mots.
Il y a également dans la création de Decoin une romance enterrée, n’ayant pas eu l’occasion de fleurir, un Roméo et Juliette où les personnages (plutôt un personnage) sont hermétiques aux effusions amoureuses; l’union inenvisageable d’un audacieux criminel, trop âgé pour poursuivre son sillon (auto)destructeur et d’une malade en quête d’illégalité, seul moyen de dissimuler son infirmité, d’obtenir une réputation nouvelle, loin de son usuel épithète de fille du diable (thème qu’explorera pleinement le réalisateur dans Non coupable, sorti un an après). L’œuvre oppose donc, lorsqu’elle se conclut, deux visions de la France, deux camps pouvant se résumer (grossièrement, certes) à l’anticonformisme fougueux de la jeunesse et au conservatisme veule des adultes, sans toutefois verser dans le manichéisme puisque (dans le film) les camps sont indéfinis, les jeunes n’adhérant presque jamais à la pensée d’Isabelle, celle qui incarne cette jeunesse rebelle, et Ludovic ayant longtemps refusé l’intégrisme des plus vieux au profit d’une insoumission ravageuse.
Son ésotérique bande originale, tout comme le mystérieux enchaînement de décadrages qui survient tôt dans l’histoire (et qui non seulement ponctue le récit, mais accentue le sentiment nauséeux qui émane de l’œuvre), le jeu d’ombres mettant en valeur certaines parties du visage (les yeux notamment) afin de resserrer l’attention du spectateur sur une certaine position, ou encore l’interprétation glaçante de Pierre Fresnay, sérieuse et grave, mortifère et sinistre, impassible et cruelle, contribuent à la grandeur du long métrage et à la magie de ce terrible conte à propos de désillusion, de désuétude et d’aliénation.