Shinya TSUKAMOTO est un forcené de la caméra. Après avoir tourné son premier film en 8 mm à l’âge de 14 ans, son style si particulier qui marquera les cinéphiles du monde entier s’impose dès la fin des années 80 avec The Phantom Of Regular Size, court-métrage expérimental qui ouvrira la voie au chef-d’œuvre Tetsuo: The Iron Man, son premier long-métrage devenu culte, figure emblématique du cyberpunk japonais de la nouvelle vague des années 90.
Vingt ans après cette bombe cinématographique et après plusieurs films qui orchestrent une filmographie des plus parfaites pour le réalisateur, Shinya TSUKAMOTO fait son grand retour dans les festivals internationaux avec le film Fires On The Plain, adapté du roman éponyme de Shōhei ŌOKA. Une chose surprenante de la part de TSUKAMOTO qui est notamment reconnu pour ses qualités d’auteur et qui n’a réalisé que deux adaptations de toute sa carrière ; à savoir Hiruko The Goblin en 1991 – adapté d’un manga de Daijirō MOROHOSHI – et Kotoko, son film précédent, basé sur une histoire originale écrite par la chanteuse et actrice Cocco, qui joue également dans le film.


Fires On The Plain nous ramène à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. L’armée impériale japonaise aux Philippines est en déroute face à la résistance locale et aux troupes américaines. Les quelques soldats restants errent et luttent pour leur survie.
Déjà adapté en 1959 par le réalisateur Kon ICHIKAWA, le roman de Shōhei ŌOKA a marqué Shinya TSUKAMOTO, qui souhaitait en faire une adaptation depuis déjà une quinzaine d’années. Si cette nouvelle version est plus fidèle au roman que la version d’ICHIKAWA, TSUKAMOTO n’a pas manqué de s’approprier l’histoire afin d’y insuffler ses propres codes esthétiques. On retrouve dans Fires On The Plain la mise en scène nerveuse et angoissante propre au réalisateur, comme si plus de vingt ans ne s’étaient pas glissés entre Tetsuo: The Iron Man et ce dernier film. Une fois de plus, TSUKAMOTO s’impose à la fois comme réalisateur et directeur de la photographie, maîtrisant ainsi pleinement l’approche expérimentale et les ambiances oppressantes qui ont toujours marqué son cinéma depuis ses débuts, à l’époque où il filmait son Tetsuo, seul dans une décharge. Il laisse également libre-cours à son goût pour l’interprétation en se glissant dans la peau du personnage principal du film, comme dans plusieurs de ces précédentes réalisations déjà.
De façon étonnante, TSUKAMOTO délaisse les décors froids et urbains qui font la gloire de son cinéma depuis le premier volet de Tetsuo en passant par Bullet Ballet et A Snake Of June, une chose qu’il n’avait pas fait depuis l’inquiétant ovni Gemini, film historique qui surprend toujours autant dans la filmographie du réalisateur. Ici, Fires On The Plain nous transporte dans la jungle luxuriante des Philippines, où le vert saturé et la chaleur visiblement étouffante contrastent avec le gris baveux des buildings qui ont souvent servis de décor aux films de TSUKAMOTO.


Présenté comme étant un film de guerre, Fires On The Plain offre à lui seul bien plus que tous les autres films du genre, qui ne sont généralement qu’une célébration abjecte des actions "héroïques" des "bons" contre "l’ennemi". Ici, TSUKAMOTO veut nous montrer la réalité de la guerre, sans dramatisation, sans héroïsme, sans aventure et surtout sans héros. Tout est traité très froidement et on suit les errances du personnage central, aussi halluciné que lui, comme un périple fiévreux à travers la jungle dont le vert criard finit par agresser l’œil. En opposant son personnage principal à un ennemi invisible, Shinya TSUKAMOTO se débarrasse de l’aspect purement historique du récit, qui aurait nécessité de créditer l’ennemi comme étant américain, et crée ainsi une œuvre intemporelle où l’homme est directement confronté à la guerre et dans ce sillon à tous les conflits de l’Histoire. Le point d’orgue étant une scène nocturne à la fois parfaite et surfaite où l’armée japonaise se voit être sauvagement disséminée par l’ennemi dans la froide lumière des phares de leurs véhicules et sans que celui-ci ne se montre une seule fois, amplifiant ainsi la terreur hallucinée qui saisit tant le personnage que le spectateur.
En réalisant cette adaptation de Fires On The Plain, Shinya TSUKAMOTO remet sur le devant de la scène un profond message anti-militariste que l’on pensait oublié depuis quelques années. Si à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale, la guerre était considérée comme un mal absolu qu’il fallait absolument ne plus jamais voir se reproduire, les États du monde entier et le Japon parmi eux s’affirment de plus en plus en ces périodes troublées comme des puissances guerrières entretenant un certain fantasme militaire. En ce sens, cette version 2015 de Fires On The Plain est une piqûre de rappel remémorant à notre bon souvenir que la guerre n’a jamais et ne sera jamais justifiée, ni justifiable. En présentation, TSUKAMOTO appuie ce propos et fait part de la nécessité qu’il avait de faire ce film aujourd’hui, compte-tenu de la situation politique actuelle au Japon, réaliser ce film plus tard aurait été s’exposer à une possible censure.


Une nouvelle réussite pour Shinya TSUKAMOTO qui – avec ce nouveau long-métrage – crée à la fois une rupture et une continuité avec le reste de sa filmographie, évoluant dans de nouveaux horizons mais en ne manquant pas d’y implanter ses propres codes et ses propres tourments.
Au-delà d’une considération purement cinématographique, à une époque où le Japon et le reste du monde sont de plus en plus séduits par un sentiment guerrier et militariste, cette nouvelle version de Fires On The Plain trouve son intérêt en montrant la réalité de la guerre à des générations qui ne l’ont jamais vraiment connue.


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le 8 janv. 2016

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