Nous rencontrons des problèmes techniques sur la partie musique du site. Nous faisons de notre possible pour corriger le souci au plus vite.

Il est plus facile d’apprécier un film de Peter Strickland que d’en parler : comme c’est souvent le cas avec les réalisateurs qui font de la théorie. Il y a une raison pour laquelle je tremble à l’idée de devoir écrire quelque chose sur Guy Maddin, par exemple, pourtant un de mes réalisateurs préférés – la seule manière de dire quelque chose d’intéressant sur le film, ou encore pire, d'expliquer pourquoi il est bon, c’est de mettre les mains dans un cambouis académico-théorique de concepts et d’idées. Ou à la pâte, peut-être, vu qu’on va donner dans le culinaire. Mais tentons …


Une ouverture : c’est toujours un plaisir électrique que de voir un artiste arriver au bout de sa démarche, concrétiser le projet esthétique qu’il ou elle a mûri sur des années, des décennies. Ça dégage une énergie particulière – l’impression que de nouvelles routes se sont ouvertes sur les chemins propres au médium, que les possibilités d’un genre sont renouvelées.


Certes, dire ça, c’est un peu enfoncer une porte ouverte. Mais il est important d’avoir ce sentiment en tête lorsqu’on se prépare à discuter de Flux Gourmet – étant donné qu’il s’agit non seulement de ce qu’est le film à l’aune de la carrière de Peter Strickland, mais aussi de son sujet. Flux Gourmet, derrière ses métaphores gastriques et ses excès à la Jésus Franco, n’est pas autre chose qu’un film sur l’art. Sur ceux qui le font, sur ceux qui le consument, sur les frustrations, les triomphes et les souffrances qu’impliquent nécessairement sa création – donc, en réalité, plus que sur l’art, un film sur le processus artistique.


Strickland, après tout, est un homme de processus. Berberian Sound Studio était une exploration de la technique du cinéma ; The Duke of Burgundy (peut-être son plus beau film, même si Gourmet est le plus théoriquement abouti) s’intéressait aux mécaniques du désir, à la façon dont une relation BDSM pouvait s’exprimer dans la routine et la répétition. Et derrière tous ces épisodes individuels de sa carrière, il y a bien entendu un autre processus, plus large, de récupération historique de tout un pan du cinéma européen des années 60-70. Ce n’est pas un secret que l’homme se réclame directement du giallo et du cinéma érotico-expérimental à la Jesus Franco – une influence qui a toujours su enrichir ses films, au demeurant : The Duke of Burgundy trouve toute sa force dans le fait qu’il utilise des techniques de cinéma qui sont historiquement liées à l’exploitation des femmes (même si la notion d’exploitation, lorsqu’on parle du cinéma, est indubitablement complexe et à double tranchant, il ne s’agit pas de faire du positivisme en décriant tout un pan de notre culture cinématographique comme rétrograde et dépassé) pour parler du désir féminin sans jamais lui permettre d’être apprivoisé par le regard du spectateur. Mais Flux Gourmet va encore plus loin que ce genre de réinterprétation créative : la réflexion de Strickland se nimbe d’une nouvelle dimension, une dimension historiographique.


Il est très difficile d’imaginer ce à quoi le monde du cinéma européen ressemblait il y a cinquante ans. Les nouveaux médias – et à l’échelle de l’humanité, c’est toujours ce qu’est le cinéma – bougent vite, et les anciennes visions, les anciennes pratiques d’interaction, disparaissent dans les souvenirs et dans la brume. Dans une légende faite de cinémas de quartier, des croquis de Moebius pour Dune, de pornos et de midnight movies …


Ceci pour dire que, à moins d’avoir écouté ou lu les récits de ceux qui ont vécu cet âge d’or de la création de genre européenne, on ne réalise pas à quel point il était vivace, et liait ensemble des pans très divergents de la culture. Compulsez assez longtemps les récits des vieux briscards du giallo, et vous finirez souvent par tomber sur une histoire à base de cafés partagés avec Rossellini qui tournait dans le studio d’à côté à la Cinecittà. Dario Argento a commencé comme auteur sur les films de Leone. Le scénariste d’El Topo de Jodorowsky écrivait à côté des thrillers fauchés qui s’ouvrent sur des scènes de décapitation à la pelleteuse. Un système non seulement créatif, mais aussi financier, s’étendant sur plusieurs pays, rassemblait le cinéma le plus noble et le plus inavouable, la résultante étant évidemment des accouplements monstrueux entre les deux. Les débats philosophiques et les scènes de cul gratuites à forte teneur en plans-nichons, réunies sous le même toit, dans la même maison.


Et c’est bien ce que Strickland fait, avec Flux Gourmet. Il met en scène cette période historique, cet élan de créativité qui a motivé toute sa carrière, il le rejoue avec pour scène un petit manoir anglais. Les personnages littéralisent les élans contraires de ce cinéma : de la théorie pompeuse à la sexualité honteuse, en passant évidemment toujours par le spectre ricanant du Bas Corporel, ici incarné par un écrivain aussi grec que flatulant. Oh, et il y a de l’inceste. Evidemment. On est quand même chez les Artistes™, la reproduction sociale, tout ça …


Le concept est intéressant, mais le traitement l’est davantage. On s’attendrait à voir un film de ce genre chasser sur le terrain de la satire, de la parodie. Or, Flux Gourmet, s’il accepte à l’occasion de donner dans le caustique (le personnage du médecin passionné par les classiques, un si parfait exemple de pédanterie passéiste qu’on s’étonne que quelqu’un ne lui ait pas déjà offert une chronique dans Valeurs Actuelles ; ou les fixations sexuelles adolescentes du personnage de Butterfield), reste toujours campé dans une sincérité absolue. Les scènes choc, les moments scatologico-rabelaisiens, sont filmés avec un premier degré absolu, sans aucun clin d’œil au spectateur. Le scénario ne nie jamais que le monde de l’art et de la création puisse être ridicule – il l’est, à plus forte raison quand on le regarde de l’intérieur ! - , mais il est traversé par un amour profond pour ses personnages, aussi immatures et pathétiques puissent-ils être.


L’exemple le plus parlant, c’est sans doute cette sous-intrigue avec le personnage de Gwendoline Christie (au demeurant géniale, et équipée de la garde-robe la plus improbable vue à l’écran depuis les tenues de la reine Amidala dans La Menace Fantôme) – cette romance de bureau parfaitement scabreuse pleine de fantasmes à base d’œuf. En soi, c’est du comique, et la scène de rupture entre Christie et Butterfield pourrait être ridicule, mais le réalisateur choisit de la traiter comme véritablement tragique : une belle romance qui ne se jouera jamais. Les larmes de Christie sont sans distance ironique aucune, et authentiquement touchantes. Une métaphore du film, presque – en dehors de ses préoccupations thématiques, esthétiquement, Strickland s’intéresse à la façon dont la beauté naît à l’intérieur du pipeline de production de l’art. Car si le produit fini est beau, la façon dont il a été conçu l’est rarement : derrière chaque film, il y a des techniciens en short qui suent, une table de régie pleine de gobelets de café à moitié vidés, et des acteurs qui ont la gastro et se précipitent pour aller vomir aux toilettes entre deux prises. Et pourtant, il y a des étincelles, des moments d’émotion, des romances qui se nouent, des images qui surgissent ex nihilo et qui, en se matérialisant, provoquent un véritable choc esthétique. Ce n’est pas logique que ça arrive dans un terrain de jeu qui pourrait que n’être l’interaction de processus mécaniques et organiques d’un côté, et d’egos mesquins que l’autre – et pourtant, la beauté a une façon inattendue de surgir à l’improviste.


Encore faut-il savoir quoi en faire. C’est là qu’intervient le personnage d’Elle, l’artiste conceptuelle qui se retrouve au milieu de l’intrigue. Encore une fois, le scénario applique cette nécessaire empathie. Entre ses insupportables prêches, la maltraitance qu’elle inflige à son équipe, et les révélations plus sombres qui finissent par surgir quant à la nature de son personnage, il y a amplement raison de la détester. Et pourtant, Strickland non seulement parvient, en dirigeant son actrice, à lui donner une vraie dimension humaine et pathétique (sa sympathie pour le Dossierge Stones, notamment, est assez touchante) – mais qui plus est, il traite son idéologie avec sérieux. Ses analyses sur les liens entre la cuisine et la fémininité prêtent à sourire, mais le propos sociologique est en réalité assez intéressant : le problème est dans la façon dont elle choisit d’incarner et de transmettre ce propos, dans le medium qu’elle finit par valoriser.


Et c’est bien là toute la problématique du film, son enjeu thématique et politique – le medium, le processus. Comment transmettre des valeurs, un message ? Sans tomber dans le jugement, la médiocrité intellectuelle de ceux qui croient avoir toutes les réponses, toujours toucher à l’universel ? Mais sans non plus être compromis par un système qui fonctionne à l’argent, sur une logique capitaliste, et cherche toujours une certaine rentabilité, quand bien même celle-ci devrait s’exprimer en capital culturel plus que financier ?


Avoir mis la cuisine au centre du récit est une façon très logique d’exprimer ce dilemme. Qu’est-ce qu’il y a de plus clair comme métaphore de la consommation (avec tout ce que ça implique au niveau artistique, quand on se met à parler de « contenu » médiatique) ? A plusieurs reprises, le film revient sur cet « exercice » demandé par Jan Stevens (Christie) à ses artistes : imaginer et mimer des scènes prenant place dans un supermarché. Faire de l’art, quelque chose d’un peu signifiant, un peu beau, avec les scènes les plus médiocres de la vie quotidienne du consommateur – comme le cinéma de genre européen avait pu sublimer les produits de la sous-culture capitaliste (qu’est-ce que le giallo si ce n’est la rencontre inopinée, comme dans une auberge interlope, d’une revue porno, d’un roman photo, et d’un polar de gare ?). Comment parvenir à produire de l’art qui doit être mordu, mâché, avalé, digéré et chié ?


Encore une fois, décrire le film de cette manière semble inviter une lecture cynique, qui serait tout à fait hors de propos. Déjà, à cause de la beauté souvent stupéfiante des scènes de performance artistique. Par exemple cette scène où Elle, couverte de « sang », hurle dans son micro – un des plus beaux moments d’hystérie cinématographique capturé durant ces dernières années, digne d’un Gaspar Noé en grande forme. Mais surtout grâce à la façon dont le film se résout. Sa véritable intrigue, plus que les vies intérieures des différents artistes, concerne le personnage de Stones, le tâcheron auto-proclamé embauché pour réaliser ce qui est essentiellement un making-of littéraire des projets développés dans la résidence. La vraie intrigue du film, c’est son épanouissement en tant qu’artiste plein et entier, délivré de ses doutes, ses complexes, et sa pétomanie. L’histoire d’une révolution qui s’inscrit contre Elle, le modèle de l’Auteur avec un grand A, qui ne peut être que totalitaire dans sa recherche d’un absolu égocentré. La prise du pouvoir par les techniciens, les petites mains, ceux qui n’ont pas eu jusque-là la mainmise sur les mots ; et par les auteurs modestes, les tâcherons, qui malgré tout, continueront à bâtir leur univers, leur propre sens de la beauté, mot après mot, performance après performance. Qu’on y voie Strickland qui poignarde la Nouvelle Vague d’une main gantée de noir, ou peut-être une illustration de la dichotomie proposée par le critique de cinéma américain Manny Farber entre l’art « éléphant », bouffi de sa propre importance, et l’art « fourmi », qui, en creusant patiemment, en travaillant, construit de la signification à travers le sol aride de la noosphère – peu importe. Ce qui compte, c’est que l’art triomphe. Même si pour ça, il faut accepter de broyer et de boire les organes internes des Auteurs qui nous précèdent. Au moins, après le smoothie de foie, il y aura peut-être une orgie.


Flux Gourmet est un chef-d’œuvre. C’est un chef-d’œuvre parce qu’il est drôle, d’une absurdité rarement atteinte au cinéma. C’est un chef-d’œuvre parce qu’il est beau, dans son écriture, sa chorégraphie, sa lumière, ses performances. C’est un chef-d’œuvre parce qu’il propose, à travers toutes ses métaphores, une des visions les plus authentiques jamais rendues de n’importe quel acte de création artistique, dans ses frustrations et ses joies les plus intimes.


Mais c’est surtout un chef-d’œuvre parce qu’il laisse le spectateur avec la conviction intime que l’art, que le cinéma, ne peut que perdurer, ne peut que triompher. Quand bien même, pour survivre, il lui faudrait devenir anthropophage : il survivra.


Amen.

EustaciusBingley
9

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2022

Créée

le 3 juil. 2022

Critique lue 335 fois

2 j'aime

Critique lue 335 fois

2

Du même critique

Saw X
EustaciusBingley
7

Saw Dix, Redding

Un jour, peut-être, lorsque la poussière sera retombée et que le temps sera venu de faire le bilan du cinéma d’horreur du vingt-et-unième siècle, l’on pourra enfin admettre que Saw, et ses suites,...

le 29 oct. 2023

41 j'aime

10

Pinocchio
EustaciusBingley
5

How much wood would a woodchuck chuck if a woodchuck could chuck wood?

Del Toro n'en finit plus de me frustrer.L'homme est talentueux. C'est un des derniers grands faiseurs d'images du cinéma populaire, et un metteur en scène indiscutablement doué. Mais le fait est que...

le 12 déc. 2022

34 j'aime

7

Retour à Séoul
EustaciusBingley
8

Interdit d'interdire

Retour à Séoul n’est pas un film facile d’accès.Il aurait été facile, sur une thématique assez semblable, de faire quelque chose de consensuel. Mais il est clair que, pour Davy Chou, la forme d’un...

le 26 janv. 2023

20 j'aime

6