La guerre des fourmis vue sous l'angle philosophique de Dreamworks

Tout commence en 1991 lorsque Bernard Werber, célèbre écrivain français, se lance dans la rédaction de sa trilogie du Cycle des Fourmis. Il y dépeint les fourmis comme des insectes complexes et très intelligents, et propose à l'illustrateur Guillaume Aretos de réaliser plus de 300 dessins pour L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, ouvrage accompagnant sa trilogie.
C'est alors que ce livre atterrit entre les mains des patrons de la chaîne de télévision Canal +. Attirés par l'idée d'adapter cet univers, ils proposent ensuite le projet au Studio Disney, qui aime le concept mais ne se sent pas prêt à devoir payer les droits d'auteur et connaît à ce moment-là des difficultés au niveau de sa direction.
En effet, Jeffrey Katzenberg, qui s'apprêtait à reprendre le poste de directeur chez Disney, se le voit soudain refuser. Il décide alors de quitter le studio en 1994 et fonde, à l'aide de Steven Spielberg et de David Geffen, une société de production et de distribution destinée à rivaliser avec Disney : Dreamworks SKG (pour les initiales des trois fondateurs).


Katzenberg, maintenant directeur de la section animation de son studio, propose alors à ses nouveaux collaborateurs de poursuivre le projet mis de côté par Disney. Ils tombent tous sous le charme du travail réalisé par Guillaume Aretos, et proposent alors une collaboration au jeune illustrateur français. Aretos monte rapidement en grade et se voit devenir l'un des responsables de l'équipe d'animation du studio et le directeur artistique du projet Fourmiz.
Mais alors que Dreamworks avance sur son long-métrage, les producteurs découvrent que Disney n'avait jamais vraiment laissé de côté son projet d'adaptation et qu'il est en train d'avancer avec Pixar sur la conception de 1001 pattes...


Fourmiz et 1001 pattes se retrouvent alors dans une course contre la montre. Il semble indispensable pour Dreamworks de faire sortir Fourmiz avant 1001 pattes, la réputation de la collaboration entre Disney et Pixar étant particulièrement bonne depuis la sortie de Toy Story en 1995.
Heureusement pour Dreamworks, son travail acharné lui permet de réaliser Fourmiz en seulement deux ans et demi, ce qui le précipite en première place du box office américain pendant trois semaines, jusqu'à la sortie de 1001 pattes.
Le film est largement rentabilisé et les critiques font l'éloge de la distribution vocale, de la qualité de l'animation, de l'humour et de son accessibilité aux adultes.
Notons que si j'ai choisi de vous exposer la version de Dreamworks, il s'agit d'une querelle controversée entre Katzenberg et John Lasseter, le directeur artistique de Pixar ; par conséquent, il existe une autre version qui affirme que Katzenberg venait régulièrement rendre visite à Lasseter pour lui copier ses idées...


C'est donc dans ce climat compliqué que naît Fourmiz, le premier long-métrage de Dreamworks, et le second, dans l'histoire du cinéma, à être entièrement réalisé en images de synthèse.


Fourmiz raconte l'histoire de Z, une fourmi ouvrière qui ne se sent pas à sa place dans le monde. Un jour, il rencontre la Princesse Bala dont il tombe sous le charme, et trouve un moyen pour la revoir, inversant son rôle avec celui de son ami Weaver, fourmi soldat. Z se retrouve alors embarqué malgré lui dans un combat contre des termites, après lequel il se trouve être le seul survivant. Le Général Mandibule finit par se rendre compte de sa fausse identité, Z et Bala s'enfuient et se retrouvent seuls dans la nature, livrés à eux-mêmes et en dehors de tout cadre strict. A l'annonce de ce départ, les ouvriers de la fourmilière comprennent qu'ils sont eux aussi libres de choisir ce qu'ils veulent faire de leur vie, et il lancent alors une révolution pour rompre la structure hiérarchique de leur fourmilière...


Si la source d'inspiration principale est la même que pour 1001 pattes, les deux films d'animation sont néanmoins fondamentalement différents, notamment par le ton adopté.
1001 pattes ravit principalement par sa simplicité et son humour enfantin. Il offre un regard léger et fantaisiste dans une atmosphère colorée et lumineuse.
Fourmiz, quant à lui, est bien plus sombre, tant par l'ambiance générale du film, que par les visions de massacres qu'il montre sans chercher à détourner quoi que ce soit (notons la scène où l'on découvre tous ces soldats décapités aux corps déchiquetés...). Cette atmosphère sombre se traduit surtout par le fait que la majorité de l'intrigue se déroule en souterrain, ce qui peut donner le sentiment d'être écrasé ou renfermé, à l'instar de Z qui en a marre de vivre en ville, car il supporte mal les espaces confinés.


Pour pouvoir retranscrire ce ton plus mature et toucher davantage son public, Fourmiz joue aussi sur un aspect plus humain des personnages, tant par leurs expressions faciales que par leurs personnalités, loin des stéréotypes de nombreux films d'animation. Pour parvenir à cet effet, l'apparence des personnages a été décidée en fonction des acteurs qui les doublent. Un travail a été réalisé pour éviter des signaux trop évidents comme le fait de faire porter les lunettes de Woody Allen à Z. Pour ce faire, les concepteurs du film ont décidé de recourir à la morphopsychologie : l'allure des personnages dépend de leur psychologie.
De ce fait, on trouve une Princesse Bala en Sharon Stone, un Weaver en Sylvester Stallone, un Colonel Cutter en Christopher Walken... mais surtout un Z en Woody Allen.
Et c'est ce personnage de Z qui contribue largement à retranscrire la profondeur de l'oeuvre. Contrairement au héros de 1001 pattes, Z se trouve être particulièrement complexe et expressif. Prototype de l'anti-héro, il est à la fois drôle, bavard, stressé, égocentrique, pessimiste et déprimé. Il se sent insignifiant dans son monde et ne parvient pas à comprendre l'intérêt de ce ses actions. Idéaliste, il rêve d'un monde meilleur nommé Insectopie, sorte d'utopie où il pourra trouver sa place.
Si sa voix originale est celle de Woody Allen, j'ai trouvé le doublage de Bernard Murat très réussi, comme toute la version française d'ailleurs.
Notons aussi que l'on rencontre beaucoup moins de personnages que dans 1001 pattes. En dehors des fourmis, seuls une mante religieuse, deux guêpes, un groupe de nuisibles et un pied humain font leur apparition.


On peut reprocher aux graphismes d'avoir pris un peu d'âge, mais rappelons tout de même que seul Toy Story a devancé Fourmiz en tant que premier long-métrage entièrement en images de synthèse. Pour l'époque, les graphismes semblent donc plutôt bien réalisés, bien que les mouvements soient encore fort statiques.
L'univers souterrain regorge de beaux décors, comme le bar ou les compartiments-lits des fourmis soldats. S'il est vrai que la fourmilière présente des couleurs ternes, cela permet aussi le contraste avec le pays coloré d'Insectopie, où Z commence à rêver sa vie en couleurs.
Je retiendrai aussi l'armée des fourmis, l'effet réalisé sur les gouttes d'eau, ainsi que ce flou artistique entre l'avant-plan et l'arrière-plan qu'on observe dans plusieurs scènes et qui marque déjà une prouesse technique par rapport à Toy Story.


Fourmiz présente de nombreuses idées créatives, qui passent trop souvent inaperçues. Notons la scène où Z est chez le psy, celle où les fourmis au stade larvaire se voient déjà assigner un poste d'ouvrier ou de soldat, la boule réalisée par les fourmis à l'unisson, les fameuses « bières de pucerons », l'attraction dans la pomme sur Insectopie...
Nous retiendrons également la scène du bar inspirée de Pulp Fiction, celle de la loupe, ou encore cette scène spectaculaire de la chaussure, avec ce très beau travail du mouvement.


Il semblerait par moments que Fourmiz soit davantage destiné aux adultes. Je pense notamment au choix d'adopter un humour « à la Woody Allen ». Un peu à la manière d'Annie Hall, Fourmiz nous présente plusieurs répliques et insinuations sexuelles, qui passeraient complètement inaperçues s'il ne s'agissait pas d'un film d'animation. Notons que Woody Allen lui-même a réécrit quelques scènes pour que le dialogue corresponde mieux à son style.
Encore à la manière d'Annie Hall (et des autres films de Woody Allen), Fourmiz nous plonge dans un univers de jazz tout au long du film, ce qui lui confère une nouvelle particularité.


Mais en plus de toutes ces caractéristiques qui font de Fourmiz un film d'animation atypique, il s'avère surtout être une satire sociale et politique, nous délivrant un message fort, que très peu d'enfants seraient aptes à saisir.
Si Fourmiz faisait partie des dessins animés de mon enfance, je n'en avais gardé que peu de souvenirs, et ce n'est qu'aujourd'hui, avec davantage de maturité, que je le redécouvre et parviens à saisir toute la teneur du message, très en phase avec mes réflexions de jeune adulte.


Fourmiz commence par nous faire croire que nous sommes chacun insignifiant et que c'est en s'unissant que le fruit de notre travail commence à avoir une importance.
Mais cette explication ne convient pas à Z, qui semble fort égoïste dans ce monde et ne parvient pas à vivre sans prendre du plaisir dans ses actions.
Il rêve de fuir dans un monde qui aurait du sens à ses yeux, mais on comprend finalement que se retrouver seul dans la nature sans munition n'est pas une chose si aisée.
Le film se termine par une magnifique scène où les fourmis unissent leurs forces, se battant pour trouver leur place dans le monde. En s'entraidant, elles parviennent à s'élever et sortir des sentiers battus. On comprend alors que tout n'est pas noir ou blanc. Il n'est pas forcément égoïste de vouloir trouver son bonheur sans chercher à contribuer au bon fonctionnement de la société, mais l'individualisme peut nous rendre vulnérables.


Si la question du sens de la vie est traitée dans Fourmiz, on pourrait également y voir une allégorie politique ou un message de propagande... Mais je n'irai pas aussi loin dans mon analyse.
Et c'est selon moi la plus grande force de ce film d'animation. Il représente pour les enfants un simple moment de plaisir, mais il peut être vu, revu, et analysé sous tous les angles par les adultes.
Malheureusement, Fourmiz demeure l'un des dessins animés les plus oubliés. Le grand public retiendra surtout de Dreamworks Shrek ou Dragons, d'un tout autre style mais à mes yeux pas beaucoup plus intéressants.

Lilymilou

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