C'est un film très coloré mais qui n'échappe pas à la question du cinéma d'Akerman, qui est le plat. En fait, c'est un film très juif, dans le sens qu'il met tout à égalité. Les grands sentiments côtoient l'esprit du commerce et de la galerie marchande où le film se déroule, les amours finis côtoient ceux qui pourraient revenir, ceux qui ne vont pas revenir, ceux qui sont en train de naître et pourraient tout aussi bien ne pas naître. Et tous ces éléments s’additionnent sans s'annuler, ce qui rend le film très joyeux, mais aussi très quotidien. Faire de cette histoire une comédie musicale est le prolongement de cette vision du monde : on chante pour dire des choses très belles et d'autres très tristes. Le film rappelle un peu les films en-chantés de Demy, mais il y a encore, chez Demy, des sentiments plus hauts que les autres ; et la joie apparente des chansons vient systématiquement contredire la tristesse incommensurable de ce que le récit fait vivre aux personnages. Il n'y a rien de tout cela ici, c'est un film anti-romantique. On chante mais on pourrait tout aussi bien ne pas chanter, il y a une gratuité, car encore une fois tous les sentiments sont à égalité.
C'est cela, le cinéma d'Akerman, nous faire accepter une couleur qui nous séduit, nous entraîne, mais ne dit jamais son mystère. Il y a un danger dans ce cinéma, je crois que c'est celui de l'annulation. Toute l'entreprise pourrait se fracasser en une seconde, il suffirait que le spectateur sorte de son plaisir et se demande quelques secondes : "mais pourquoi chante t-on ?". Oui, mais c'est précisément cela que veut Akerman, nous amener à penser à ce que l'on voit - ou plutôt, à ressentir le temps, comme elle le dit souvent, sentir ces deux heures qui filent, ces deux heures qu'elle ne veut pas nous voler.
Ce film a pour vertu de nous rappeler que le cinéma d'Akerman est loin d'être un monolithe insubmersible. En fait, je ne connais pas de cinéma aussi fragile que celui-ci, et pourtant, il y a un regard bleu intense derrière la caméra, qui sait de quoi il parle, et qui fait tout tenir ensemble. Cette intensité traverse tous les films d'Akerman, même les plus légers comme celui-ci. Car il n'y a qu'une seule chose qui est vraiment grave dans ce cinéma, c'est ce sentiment très diffus de vide, cette conscience de la mort qui nous attend au bout. Dans ce film là, on danse autour des magasins, mais quelques indices pointes : Delphine Seyrig s'appelle évidement Jeanne, on apprend ensuite qu'elle est sortie des camps, qu'elle a fui l'homme qui l'avait recueilli et qui aujourd'hui revient. Et tout est comme ça, tout le monde passe, revient, repart mais il y a toujours, au bout, cette angoisse, ce vide.
Tout le monde se séduit, personne n'aime vraiment l'autre - les sentiments et les personnes sont interchangeables et ne luttent pas longtemps contre cette philosophie du commerce que professe Charles Denner dans ses monologues hilarants sur l'argent. On peut aimer tout le monde et personne, on peut annuler un mariage d'une seconde à l'autre, on peut choisir de passer à côté de la vie qu'on préférerait mener. Mais ce n'est pas grave, tout est question de choix, il n'y a pas de fatum dans ce cinéma. Juste ce sentiment qu'on peut peut être passer à coté d'une vie, sans le regretter bien longtemps. Une autre vie, ni plus belle, ni plus haute, simplement une possibilité de voir un peu d'ailleurs. Au loin, au travers d'une lettre qu'un fiancé parti faire fortune envoie à Myriam Boyer, il y a le mirage de l'Amérique - on pense au dernier plan de News From Home, ce bateau qui rentre en France et dit au revoir à New-York, échec d'un exil choisi, cinéaste rappelée vers ses racines.
Ce contrechamps, on ne le verra pas ici, on restera tout le long du film sur ce grand plateau pas si modulable qu'est la galerie marchande. Les scènes de foule sont touchantes, bien qu'elles trahissent le manque de budget. Mais ce manque de budget nous fait mieux sentir l'intention d'Akerman : les corps qui tentent de se rejoindre sont ballottés, transportés. Ils filent de façon linéaire sur un grand plateau plat. Et le plat ne permet jamais aux corps de se rejoindre tout à fait.


J'ai toujours eu l'impression qu'il existerait sur la Terre, dans les films d'Akerman, un point où la gravité fait défaut ; et qu'il y a toujours une chance d'être expulsé dans le néant. Peut-être même que la Terre est plate dans les films d'Akerman : c'est à dire que les hommes, les femmes et le temps suivent ensemble une courbe linéaire et que de cette Terre on peut tomber. Je n'ai pas encore vu Les Rendez-vous d'Anna, mais il y a dans ce film, je crois, un plan où Anna tire un certain nombre de rideaux en allant de gauche à droite. Et que fait la caméra ? Elle accompagne cette série de geste, de gauche à droite, dans un beau travelling latéral. La caméra trace une ligne, et au bout, qu'est-ce qu'il y a ? Ce pourrait être l'Amérique, ce pourrait être le vide (que les personnages ont déjà en eux). Dans Golden Eighties, c'est le vide : le plateau est fermé, on ne peut pas sortir, et si on sort, on revient toujours.

B-Lyndon
8
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le 4 avr. 2020

Critique lue 300 fois

4 j'aime

B-Lyndon

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