Alerte au spoil ! Cette critique porte presque exclusivement sur la fin du film, donc si vous ne l'avez pas vu, veuillez circuler. Du coup, pas de filtre, vous êtes prévenus.



Il ne me semble pas nécessairement utile de revenir sur tous les éléments déjà largement développés dans d'autres critiques : la prise de position sur un certain nombre de sujets de société (entre tabous anthropologiques et émergence de courants "nouveaux" tels que le végétarisme, le cas de la sexualité ou des bizutages évidemment), la mise en scène très léchée et une bande son extrêmement efficace. Sans oublier des acteurs vraiment, mais alors vraiment solides. Que la suite ne conduise pas à des confusions : j'ai adoré le film, ma note en témoigne. Je l'ai tellement aimé que je lui ai mis 9 alors même que je considère que la fin est au mieux maladroite, au pire totalement inadéquate, et je suis sûr que je ne suis pas le seul à penser ainsi.


Venons-en au fait et pour ce faire, remémorons-nous les dernières minutes du film. Alexia, la sœur de Justine, vient de se faire enfermer pour avoir allègrement (ou peut-être pas tant que ça) becté un bout de jambon d'Adrien, le colocataire de sa cadette. La famille meurtrie (et amputée d'un membre, mdr) se retrouve autour d'un repas 100% cause animale et gluten free, mais l'ambiance n'est pas là. La mère s'arrache (au figuré bien sûr) et le père et la fille discutent. Le père dit : "c'est pas ta faute, c'est pas celle d'Alexia non plus" et peu après, il montre son torse couturé de cicatrices : on comprend que le goût de la chair humaine vient de la mère, qui, derrière son inscription à Green Peace et WWF, est apparemment portée sur les sot-l'y-laisses. Cette révélation s'accompagne d'un gong musical qui semble vouloir nous assommer d'une vérité lourde de sens, comme un twist qui règlerait l'ensemble du drame.


A partir de là, un certain nombre d'interprétations nous viennent en tête, qui contribuent à donner du sens à cette scène. L'une d'entre elles a ma préférence, celle qui prend en compte le fait que plus tôt (au moment où Alexia est hospitalisée suite à son accident avec la paire de ciseaux, quand Gros Quick a bouffé son doigt toi-même tu t'en souviens #clind'œil), le père dit à Justine que c'est pas facile d'avoir deux filles, enfin quelque chose comme ça. On peut rétrospectivement se douter qu'il a compris quelle était vraiment la situation (que les deux filles ont caché à leur parents : c'est Justine qui a bouffé le doigt, pas Gros Quick) et qu'il fait un parallèle avec sa femme, elle-même gourmet anthropophage. On peut penser que cette tendance à bouffer ses semblables serait liée au double chromosome X, que le goût du sang humain serait proprement féminin, en plus d'être génétique (transmis de la mère aux deux filles). Ce parti pris narratif s'emploierait (allons-y !) à mettre en scène une libération symbolique de la femme, enfermée par un cycle menstruel (qui, symboliquement, peut aussi renvoyer à la domination sociale) : comme on le sait, le sang ne peut être payé que par le sang et s'affranchir de ce joug utérin ne pourrait se faire que par l'assimilation d'un sang extérieur. C'est extrapolé, c'est tiré par les cheveux, mais pourquoi pas après tout ? On peut broder un moment à partir de là, sur les symboles liés au sang, la sexualité, etc., mais ce n'est pas vraiment mon propos.
Déterminer si cette interprétation est convaincante non plus. Personnellement, je la trouve pas mal.


L'enjeu ici, c'est de comprendre pourquoi cette fin est, selon moi, malvenue. Et c'est notamment lié à cette intervention musicale, qui tend à faire de la scène un finish, la clôture d'une boucle nécessaire sans laquelle le reste de la trame narrative n'aurait pas de sens. La découverte de cette vérité serait la seule façon de bien interpréter tout le film.
Voici les raisons de mon désaccord.



  • Tout d'abord, le film se construit autour d'un fil rouge : ce cannibalisme latent qui devient bel et bien réel quoi que Justine fasse pour le réfréner. Sauf qu'on ne nous explique pas du tout pourquoi elle se met à être attirée, obnubilée par la chair humaine, au point d'être possédée. Il n'y a pas de raison réelle qui fait que ce désir croit de cette manière (en dehors des raisons symboliques, comme celles mentionnées plus haut par exemple) ou plutôt il y en a une : cet élément déclencheur lors du bizutage (quand Justine est forcée de manger un rein de lapin cru) qui ouvrirait la porte à bien des désirs refoulés, comme si on libérait une bête enfermée depuis trop longtemps. Mais le fait de ne pas vraiment saisir tous les éléments explicatifs de son comportement constitue une force majeure de la diégèse. Rapporter les faits à une explication génétique tend à gâcher toute cette mystique qui s'était installée lors du film et qui produisait, en partie, le malaise ressenti (j'sais pas vous, mais moi, ce film m'a pas mis bien).

  • Le fait que tout était réglé depuis le début : le dévoilement de cette réalité par le père durant les tous derniers instants du film clot l'interprétation, c'est la fermeture de l'ijtihâd comme disent les musulmans. Mais du coup, ça tend évidemment, comme toute révélation finale, à produire une certaine frustration pour notre esprit et notre imagination (oulala ce que Flaubert détestait ça !) et à faire entrer le film dans une ligne narrative trop classique, ou plutôt commune. Ça nous permet également d'imaginer que si les parents avaient été plus prudents, ils auraient pu éviter le drame, ou auraient au moins pu essayer de faire quelque chose. Mais l'affiche, le film, l'histoire, tout contribue à nous laisser penser que c'est Justine qui nous intéresse, c'est elle qu'on nous montre, c'est son cas qui est exceptionnel. C'est renforcé par la proximité de sa sœur, mais annulé par la caution maternelle, qui montre que ça se serait déjà passé, faisant passer les évènements au rang de remake d'une première histoire sanglante... A quand la préquelle ?

  • Le plus important sans doute : le fait que ce dénouement mette fin au malaise en nous apportant l'explication, ce qui est la conséquence directe des deux éléments évoqués précédemment. Le cannibalisme des deux sœurs constituait une rupture de ton majeure avec différentes choses : la société et sa morale d'une part, mais aussi le régime alimentaire imposé par les parents (qui se révèle soit hypocrite, soit témoin d'une tentative pour réfréner ces pulsions). S'installent dans le film différents degrés dans cette rupture, ainsi que des niveaux de continuités : de la protection et de la maltraitance animale (végétarisme), on passe à des considérations sur l'anthropophagie, mais on évolue dans un milieu (le milieu vétérinaire) qui s'emploie à prendre soin des animaux, ce qui passe parfois par leur souffrance (les scènes pratiques sur les animaux comme la découpe de cadavres ne font pas partie du package "je veux devenir véto quand je serai grand"). Dans ce cadre, le cannibalisme semblait constituer un basculement dans l'horreur, l'innommable et perso, ça m'a foutu la gerbe : dès que la fragilité du corps humain est représentée, ça me triture. Mais la fin tend à nier tout ça en en faisant quelque chose de presque normal, un syndrome, l'élément pathologique qui fait que la société tourne rond (à travers une maladie génétique dont le père dit même que Justine "saura trouver une solution"). Je veux bien être durkheimien, mais là, ce que je voyais derrière Justine et Alexia, c'étaient plutôt des "monstres" au sens des bêtes de foires (notamment quand elles se donnent en spectacle et suscitent le dégoût et le rejet), des êtres uniques, tellement en désaccord avec les normes de notre société qu'ils empiètent sur un domaine qui n'est plus intelligible par l'être humain. Cette volonté d'expliquer, de faire rentrer dans le rang la manifestation de cette barbarie, contribue, selon moi, à mettre à bas tout ce que le film a pu construire jusque-là.


On pourra me répondre qu'en tant que réflexion sociale, il s'agissait peut-être justement de construire une déviance extrême, mais qu'on serait tout de même capable de circonscrire, de rapporter à des éléments connus. Cette remarque ne serait ni fausse ni malhonnête. Simplement, elle ne me convient pas, tout comme la fin du film ne me convient pas.


Je propose donc d'adopter une nouvelle posture, qui en combine deux : celle qui accepte d'une part que cette fin soit telle qu'elle est, puisqu'elle donne lieu à des interprétations intéressantes. Celle qui la refuse d'autre part, parce qu'elle gâche par trop l'intérêt du film.

Menqet
9
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le 24 avr. 2017

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Menqet

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