GRAVE (17,5) (Julia Ducournau, FRA, 2017, 98min) :


Ce conte cruel hybride réjouissant narre la mutation de Justine, élève prodige végétarienne de 16 ans faisant son entrée dans une école vétérinaire réputée où ses parents ont fait leurs études et où sa sœur aînée est également élève.


Julia Ducournau jeune femme de 33 ans, scénariste et réalisatrice sortie diplômée de la célèbre école de La Fémis (école nationale supérieure des métiers de l’image et du son à Paris) et de l’université de Columbia attire le buzz dans de nombreux festivals depuis plus de 9 mois. Un vaste parcours avant que son premier « bébé » en forme de long métrage débarque dans nos salles obscures auréolé du Grand Prix au Festival du film fantastique de Gérardmer. Solide réputation, hype et critiques survoltés, public en transes, la bombe est prête à exploser, vous serez prévenu. Miracle, l’attente est comblée, Grave marque la naissance d’une cinéaste très douée et décloisonne tous les genres en faisant tomber les barrières parfois trop sclérosées du cinéma français !


La séquence introductive énigmatique en extérieure sur une route déserte augmente la tension dont chaque spectateur en posant son séant dans les fauteuils rouges est envahi. Séquence inattendue et brutale puis le titre apparaît en grosses lettres comme un couperet prenant toute la place de l’écran, oui l’heure est GRAVE le ton tranche déjà !


La réalisatrice pose le décor d’emblée en montrant des parkings et des zones dépeuplées, déshumanisées, avant de pénétrer corps et âme dans l’école vétérinaire dont la mise en scène quadrille parfaitement l’enfermement. Commence alors un véritable récit d’initiation pour Justine dont l’apparente candeur nous fait penser au personnage féminin du premier roman du Marquis de Sade : Justine ou les Malheurs de la vertu publié en 1791. Une ingénue bousculée dès son arrivée à l’école, par la violence d’un bizutage très radical (saccages de chambres et humiliations diverses).


L’horreur socioréaliste fait l’effroi dans le dos, la caméra mouvante comme l’héroïne hébétée suit ce parcours calvaire où le "quatre pattes" est de mise pour accéder à une party dont tous les nouveaux doivent obligatoirement participer. Le régime dictatorial prend place bien décrit nous entraîne vers un sensationnel plan-séquence de plus de 3 minutes 30 avec plus de 300 figurants sur le son remixé du morceau Despair, Hangover & Ecstasy du groupe The Dø particulièrement bien choisi. Cette scène festive et interlope permet de faire connaissance avec Alexia la sœur dont Justine est apparemment sous le joug.


Cette frangine manifeste très vite son pouvoir lors du rite de passage : ingurgiter et manger un rein de lapin cru. Ce dont Justine végétarienne refuse, mais s’acquittera de la tâche forcée par son aînée. Point de bascule de la narration où les trajectoires des deux sœurs fusionnelles partageant absolument tout sans aucune pudeur (pipi debout, séance d’épilation, prêt de vêtement..) vont se croiser, s’affronter, se détester avant de se séparer à travers une progression ascendante pour Justine et l’inverse pour Alexia. La transformation organique prend corps à l’intérieur de la jeune candide. Dans un premier temps son corps rejette ce morceau de viande avant que l’appel de la chair prenne possession de l’esprit de la jeune fille. Un goût de la viande qui va devenir une affliction gore, en parallèle de la découverte de désirs sexuels jusque-là enfouis.


De manière virtuose et régulièrement très symbolique, la mise en scène magistrale de Julia Ducournau nous entraîne dans une narration organique de vertiges des sens. Un appel de la chair vorace dévoilé sous nos yeux dérangés et fascinés par nos propres démons, et une manière d’aller vers des frontières amorales de jouissances sexuelles, notamment avec son colocataire gay Adrien, d’une grande profondeur psychologique et d’écriture. Pulsions dévorantes mêlant le cannibalisme et l’érotisme ou la couleur sang devient primaire. La réalisatrice filme la peau et le corps en convoquant le cinéma de Cronenberg et les références pop de Brian de Palma (somptueuse scène sous la douche) et la manière crue du cinéma de Claire Denis dont Trouble Evey Day semble avoir trouver un écho certain chez Julia Ducournau.


La narration grâce à un sens du montage stupéfiant garde toujours le bon tempo lors de chaque scène et utilise de manière très moderne toute la grammaire cinématographique pour que la greffe opère. Grâce notamment à la scène d’avilissement lors de l’incorporation de l’école le spectateur ne cesse d’avoir de l’empathie pour l’héroïne malgré son appétit carnassier lors de cet apprentissage et par rapport à ce corps en pleine mutation. La caméra suit chaque vibration parfois surprenante et surréaliste en faisant littéralement corps avec Justine.


Cette œuvre féministe se décline avec énergie en transcendant tous les concepts, en mixant aussi bien les sexualités que la notion de genre, pour offrir un pertinent crossover passant du body horror, au drame familial, au tragique de l’histoire et sans oublier des moments ironiques et caustiques assez drôles. Un mélange détonnant décloisonnant tous les genres avec des dialogues sonnant justes et faisant mouche pour exprimer une richesse thématique étonnante (déterminisme, sexualité, filiation, cannibalisme, découverte de soi…). Un récit parfaitement maîtrisé et tenu en 98 minutes sans un morceau de gras, jusqu’à la fin épatante !


Ce remarquable ofni audacieux s’enveloppe entre les morceaux pops d’une judicieuse bande originale douce et viscérale composée par Jim Williams, collant parfaitement aux situations de mutations ou anxiogènes de l’histoire. Ce film gore s’appuie sur une direction d’acteurs bluffant, dont Garance Marillier pour son premier long métrage devient une monumentale révélation. De bout en bout, d’ange diaphane à démon elle porte le film et incarne de façon sidérante la transformation de son héroïne dans un jeu totalement habité dont on reste pantois d’admiration par tant de sureté, d’inventivités dans son jeu et dans un regard d’une expressivité peu commune. Le reste du casting est au diapason avec l’éloquence d’Ella Rumpf, le convaincant Rabaj Nait Oufella, le charisme de Laurent Lucas et l’apparition impeccable de la réalisatrice Marion Vernoux apportent leur pierre à cet édifice précieux.


Venez-vous plonger au-delà de vos limites pour vous régaler en goûtant à ce délicieux Grave. Un coup de maître, une première œuvre qui restera gravée dans votre mémoire et dans votre chair. Dérangeant, organique, fascinant et mordant.

seb2046
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le 15 mars 2017

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