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Depuis sa présentation à Cannes en mai dernier, Grave aura fait couler de l’encre.
Réveillant la semaine de la critique habituellement cataloguée intello pépère, des évanouissements à Toronto, un plébiscite aux festivals du film fantastique de Sitges, Gerardmer, Strasbourg, étrange festival et PIFFF puis son interdit au moins de seize ans, le film passionne autant qu’il intrigue. Pas étonnant que la réalisatrice ait été la coqueluche de la presse pendant les 10 mois nous séparant de la fin du montage, quelques jours avant Cannes jusqu’à sa sortie dans nos salles. Presque 100 salles, un score honorable pour un projet aussi atypique.
Posons la vraie question : c’est quoi Grave ?
Ah ça, je vous invite à le découvrir vous-même si jamais par miracle vous avez échappé à l’évocation de son élément central. Ne lisez pas le moindre résumé y compris celui qui suit ce paragraphe, ouvrez vos chakras et laissez-vous porter par le meilleur film que j’ai vu au ciné ces trois dernières années en ayant bien en tête que sa violence graphique est la clef de voute pour la construction morale et physique de l’héroïne, pas un cadeau morbide pour appâter le chaland. Une œuvre dont tu te rends compte que tu n’as jamais vu ça avant et que tu ne peux pas décemment prendre comme échelle de références car tout fait lépreux à côté. Voilà, ce genre de film.
Faut pas le voir comme un film d'horreur pur dans le sens où il ne cherche pas à faire peur, il utilise des éléments horrifiques avec des codes du teen movie, du drame et de la comédie noire dans une démarche plutôt film d'auteur sans être auteurisante. On est bon ? Par forfait on peut le ranger dans les films de genre sans s’étonner que sa réalisatrice soit anti-case.
Ça utilise des éléments horrifiques, frontalement, le cannibalisme en tête même si on échappe au bain de sang. Le but premier n’est pas de faire peur mais de dégouter en donnant à l’acte de boulotage du camarade de promo sa frontière d’ultime tabou. Blindés de références, on citera principalement Cronenberg et le body horror expressif de ses débuts, avec plus d’humour peut être, le dégout des transformations de la chair secouant le spectateur pour le forcer à revoir son rapport au corps. Une métamorphose morbide pour parler avant tout de l’émancipation, de la (re)découverte de soi sorti du cocon familial, de l’écart face à ce que l’on peut appeler « la normalité ». Sous l’objectif d’un autre, notre héroïne se serait peut-être posé des questions sur sa sexualité, son corps, sa vocation de vétérinaire, elle aurait combattu pour accepter ses différences mais ici c’est l’inacceptable qu’elle va devoir gérer. Une pulsion dévorante gravée dans sa chair : son régime alimentaire si irrésistible qu’il s’approche du vampirisme. On bascule dans le conte moderne dont le cadre hyper réaliste serti l’étrangeté.
Parlons de Justine et les malheurs du bizutage, Garance Marillier au look de femme-enfant. Jeune première arrivant dans la même école véto que ses parents pour y rejoindre sa sœur ainée, l’animale Ella Rumpf au physique de barbarella en tout point son opposé. L’alchimie marche, la dualité des sœurs et leurs parcours tout au long du métrage forment la deuxième couche du propos, Justine se défini aussi par opposition à son double, fusse-t-il de son sang.
Ingénue dans une école bétonnée au milieu du vide, la caméra s’empare des bâtiments et de ceux qui les peuplent. La maitrise formelle force le respect d’autant plus qu’elle incorpore des métaphores visuelles superposant une dimension onirique à un réalisme crade. Un couloir baigné de rouge, une rave à deux portes d’une morgue filmée en deux plans-séquences délirants avec pas moins de 300 figurants (transition fumigène spotted), un bizutage à l’allure sectaire, tout ça compose la réalité autre de l’univers Ducournau dans lequel Justine va s’épanouir un coup de croc à la fois. Une promotion d’inconnus d’où émerge Rabah Naït Oufella, le coloc, la troisième découverte du casting à la direction tellement bonne qu’on ne la voie pas.
Pour continuer sur la forme, le travail sur le son, particulièrement remarquable dans les bacchanales entre bisu et carabins renforce l’immersion, contrebalancée par la bande son alternant électro, pop italienne, rap punk et les thèmes grandioses de Jim Williams, compositeur de Ben Wheatley, un autre réalisateur à part (Kill List, High Rise) auxquelles Julia rend largement hommage. De la photo aux effets spéciaux, on a la crème de ce qui se fait de mieux en Europe. Pas moins.
Là où Grave se dépasse et choppe les petits défauts que j’ai du mal à admettre même après trois visionnages : le scénario. Incroyable agencement où chaque élément, même le plus anodin, a sa place quitte à en faire un peu trop pour certains personnages là pour délivrer leurs monologues truculents. L’écriture est alors meilleure que l’insert mais c’est de l’ordre du détail que l’on ignore, surtout qu’ils disparaissent à la seconde partie du récit encore plus centrée sur notre héroïne.
Son sens du détail qui tue met une baffe au premier visionnage et un salto avant au second tellement le film est taillé pour se revoir. J’ai eu la chance de pouvoir demander à la réalisatrice pourquoi Justine porte un T-shirt licorne à sa première apparition et j’ai eu droit à une réponse de dix minutes, argumentée, cohérente, symbolique et surtout pertinente face à l’ensemble. Des années d’écriture permettent de traduire cette réflexion sur le corps par des prismes inédits, d’autant plus dans le panorama français actuel plutôt frileux pour coller une démarche auteur sur quelque chose d’aussi punk dans l’âme.
Grave a trouvé l’équilibre royal dans les éléments qui le compose et annonce l’arrivée d’un très grand nom du cinéma, d’un cinéma aussi intelligent qu’il n’a pas froid aux yeux.

Cinématogrill
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le 15 mars 2017

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