Une des plus belles cathédrales du cinéma mondial

Heat


 Depuis les années 80 et la fin du nouvel Hollywood, l'adolescence – voire l'enfance – inonde le cinéma américain : personnages/figurines, feel good movies, testostérone de bande dessinée, (super) héros fière d'eux même, gentils extra terrestres (sauf chez Carpenter) etc. Le doute, l'errance, l'énergie négative, ne sont plus à l'ordre du jour à Hollywood. Fini les personnages qui cherchent leur place dans un monde complexe et violent : Travis Bickle (taxi driver), Benjamin Braddock (le lauréat) ; fini les zones grises : finis William Friedkin (french connexion, l'exorciste, sorcerer) et les films dans lesquels le bien et le mal se mêlent. Star Wars et ça horde de personnages simplistes (force du bien/force du mal) ont arrachés à l'adolescence ce qui en réalité la caractérise le plus : le doute, l'errance, l'avenir comme incertitude angoissante. Le cinéma américain est entré en régression. Il est devenu l'idiot du village, sympathique mais manquant cruellement de profondeur. 
Mais en 1995 arrive HEAT.

« My life’s a disaster zone… That’s my life ».


 Assez logiquement donc, à sa sortie, les critiques ne savent pas comment appréhender Heat. Les histoires se superposent, s'additionnent (il y a dans HEAT assez de personnage important pour faire une série de plusieurs saisons) ; de longues scènes de dialogue mélancolique entre hommes et femmes succèdent à des scènes d'actions ultra maitrisées, violentes et réalistes. En 1995, ce film est clairement un OVNI dans la nébuleuse hollywoodienne : le carton de l'année est « une journée en enfer » avec Bruce Willis (!) La presse est mitigée : « mise en scène boursoufflée » « prétentieux... » etc. En effet : avoir des prétentions à Hollywood en 1995 n'est pas vu d'un très bon œil. Au moment où le film sort on a perdu l'habitude de voir ça : des personnages pris au piège par un monde devenu trop rapide, où la trahison et le peur de ne pas avoir assez de temps possède les esprits, jusqu'à l'obsession. HEAT apparaît alors comme lourd et schizophrénique : il a à la fois la profondeur d'un certain type de film européen ou asiatique et la puissance pyrotechnique d'un blockbuster. Les critiques sont perdus car le film de Michael Mann est un films d'adulte : pas de seconds degrés, pas d'ironie, pas de clin d'oeil complice au spectateur – les personnages sont réels, responsable : au sens où tout ce qu'ils font entraine de véritables et de graves conséquences pour eux et pour ceux qu'ils aiment. L'adolescence (vu par Hollywood dans les années 80/90) n'a pas sa place ici : ainsi le seul personnage adolescent (Nathalie Portman) tentera de se suicider dans une des plus belles scènes du film.
Dans HEAT, la violence revêt toujours le voile de la mélancolie, de l’échec, de la séparation ; elle n'est jamais « fun » ; ainsi le cinéaste de Chicago apparaît très nettement comme l'anti Tarantino absolu, l'anti « Bruce Willis movie ». Ici pas de petite blague : lorsque l'on tue (ou que l'on se tue), personne ne gagne. La tragédie n'est jamais loin.
Car oui, on ne sort pas d'un film de Michael Mann avec le sourire. Ses films débordent de matière humaine : tout est dense, complexe, mélancolique, calme, violent, rapide et lent, doux et âpre.

« Don't waste my motherfucking time ! »


 Chez Michael Mann, d'abord, le pire ennemi des hommes c'est le temps. À cause de lui ils sont éperdument seuls (y compris quand ils sont mariés ou entourés de collaborateurs). Car le temps agit ici comme une donnée à maitriser, à dominer, et dont on ne se défait jamais sous peine d’échec : « tu dois être prêts à tout abandonner en 30 secondes montre en main si tu vois les flics débarquer » dit Mc Neil/De Niro à plusieurs reprises. Tout abandonner, et dans son cas : même l'amour (donc son avenir). Le temps impose de rester seul. Il est le grand Némésis du capitalisme, celui par lequel tout se joue : l'ordre ou le désordre, la liberté ou la prison, l'amour ou la solitude, la vie ou la mort. Vincent Hanna/Al Pacino répétera quant à lui plusieurs fois : « Dans 7/8 heures, il (Mc Neil/De Niro) ne sera plus là. Il aura disparu à jamais. Les personnages sont essoufflés psychologiquement car ils courent sans cesse contre l'avancé du temps. Vincent Hanna/Al Pacino perdra même la femme qu'il aime à cause de lui (le temps qu'il ne lui consacre pas assez). Dans HEAT, la mélancolie nait de l’impossibilité des hommes à maitriser le temps. 

« That's the discipline. »


 Le vrai sujet du film est la modernité, le capitalisme tardif, qui obligent les hommes à occuper une place précise, rigide et carcérale ; et cette place - fatalement - les obsèdent, elle devient comme une matière noire et lumineuse dans laquelle tous finissent par se noyer : professionnalisme = solitude ; on est professionnel mais on est seul. Et au bout d'un certains temps (!) ces personnages semblent même ne plus savoir pourquoi ils font les choses : l'identité professionnelle (flics, gangsters) a complètement pris leur place d'humain : le capitalisme tardif et son injonction à la réussite les a remplacé. Et pour eux, le véritable drame, c'est qu'ils semblent le savoir.

Heat est tout simplement l'un des plus beau film du monde.

Olivier_Verduzen
10

Créée

le 10 mars 2021

Critique lue 302 fois

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