Une critique de plus, une nouvelle glose, à quoi bon - tout n'a-t-il pas été dit sur ce chef d'oeuvre définitif ?

Tout, certainement pas, on peut toujours ouvrir de nouvelles portes, de nouvelles perspectives, après avoir revu le film et avant de le revoir encore, s'attarder sur la manière, sur le génie de la mise en scène pour démontrer que la mise en scène, précisément, dit encore plus que le récit lui-même. On peut aussi s'attarder sur un moment précis du film, l'extraordinaire prologue par exemple, le plus long de l'histoire du cinéma - et qui constitue la plus belle leçon de cinéma possible.

L'angle d'attaque est retenu - ce sera le prologue. Mais on ne m'empêchera pas de parler, avant, du film dans son ensemble - une manière de prologue au prologue, avant à la toute fin de retrouver le film. Peut-être avec un regard un peu neuf, c'est l'objectif très immodeste de la critique.

PROLOGUE (à la chronique)

Commençons par un cliché, un gros stéréotype : Il était une fois dans l'Ouest est un western d'adieu au western, un western "crépusculaire", pour reprendre le terme le plus usé - et qui n'en désigne pas moins un petit ensemble de westerns magistraux, engagé bien avant Sergio Leone : de L'Homme qui tua Liberty Valance à John McCabe, de Cat Balloo (qu'il faudra que je revoie un de ces jours) à Pat Garrett et Billy the Kid.
La civilisation est en marche, prête à envahir les contrées presque vierges de l'Ouest, au-delà de la Pecos River dont le lit est presque toujours à sec (là je me cite), avec son cortège d'innovations - la banque, la justice, l'ordre, les gros industriels, les gros fermiers ...
Dans ces (grands) films, cette "évolution", perçue de façons très nuancées, voire très opposées, est toujours incarnée par trois personnages emblématiques :
- l'incarnation du monde à venir, de la civilisation : dans Liberty Valance, avec le personnage de Stoddard /James Stewart, image de la justice en chemin et acteur positif par excellence, elle est tout à fait bénéfique. Dans John McCabe, western démystificateur génial, elle se confond avec le monde des banques, des trusts, du vol et de la criminalité organisée. Ses représentants passent rapidement, se cachent sous anonymat, délèguent. De même dans Pat Garrett ..., où le parcours erratique de Garrett croise (sans plaisir) la route des politiques et des grands fermiers qui tirent les ficelles, Chisum en personne. Dans Il était une fois dans l'Ouest, elle est représentée par le train et par son sillage, incarnée par le personnage de Morton - Teuf -Teuf (Gabriele Ferzetti) dont la faiblesse physique importe peu. La force de ce nouveau monde est ailleurs et irrésistible.
- l'incarnation de l'ancien monde : la barbarie, évidemment dans Liberty Valance, sous les traits brutaux de Lee Marvin. John McCabe par contre est déjà dans l'adaptation, l'univers de la petite entreprise qui tente de préserver les anciennes valeurs de l'Ouest. Dans Pat Garrett ... dans une optique très différente (mais très ambigüe, la frontière entre bien et mal est très poreuse), ce rôle revient évidemment à Billy the Kid, éternel enfant condamné. Dans Il était une fois, ce rôle n'est pas dévolu à Charles Bronson, qui évolue en dehors de cette question, mais au,personnage du Cheyenne, magistralement interprété par Jason Robards. On y reviendra.
- Enfin, le très beau personnage du transfuge, à la frontière entre les deux mondes, toujours positif dans Liberty Valance (John Wayne, en deus ex machina fataliste), très noir et tragique en traître tourmenté dans Pat Garrett (James Coburn) ou dans Il était une fois dans l'Ouest (Henry Fonda). Ils viennent de l'Ouest ancien, y ont encore un pied, ne parviennent pas à se situer dans un monde qu'ils servent pourtant de la façon la plus violente, sinon la plus servile. On songe à l'étonnant dialogue, presque philosophique où Franck oppose le monde des industriels, celui des hommes d'affaires et du train, à celui des hommes ("voilà tout") auquel il prétend encore appartenir ; on se souvient aussi de la réponse cinglante de l'homme à l'harmonica / Charles Bronson : "c'est une race très ancienne". Dans John McCabe, on est passé au-delà : le personnage de Butler (Hugh Millais), un des plus beaux méchants de l'histoire du cinéma et ses acolytes ont clairement basculé de l'autre côté, du côté obscur de la force - hommes de main, tueurs à gages (version moderne et presque légale du chasseur de primes), ils n'ont plus d'états d'âme.

Ce découpage emblématique des rôles est encore renforcée, et de façon particulièrement réussie dans Il était une fois dans l'Ouest - chaque personnage y a sa propre musique (et quelle ...)

Une autre originalité du film est d'inscrire la grande question de l'adieu au western dans un autre récit, bien plus classique et caractéristique du genre - une histoire de vengeance différée, autour du très beau personnage de l'harmonica, interprété par Charles Bronson. Son problème à lui est autre et son intervention sur les évolutions à venir ne sera vraiment que très provisoire. Le personnage de Charles Bronson ici, c'est Hamlet si l'on veut, ou encore le Personne de mon nom est Personne (autre beau western d'adieu, et très complexe).

Un dernier mot, avant de revenir à l'essentiel : Il était une fois dans l'Ouest aurait probablement mérité de recevoir à peu près tous les oscars, et bien au-delà de l'année de sortie du film :
- meilleur rôle masculin (Henry Fonda ou Charles Bronson, ou les deux) et meilleur second rôle (l'extraordinaire prestation de Jason Robards)
- meilleure photo ('Tonino Delli Colli, entre visages et désert) et plus encore meilleur son, pour un travail incroyable, inouï, que l'on n'est pas près d'oublier
- meilleur montage, avec l'option parfaitement en situation (donc totalement dynamique) d'un rythme très lent et la maîtrise des flash-backs,
- meilleure musique évidemment, pour la plus belle partition (au milieu d'autres presque aussi géniales) d'Ennio Morricone,
- et même meilleurs costumes, avec la mode quasi instantanée des fameux cache-poussière.

PROLOGUE (du film)

Une leçon de cinéma, donc.

En quelques mots, le résumé : "trois hommes arrivent dans une gare, en plein désert. Ils attendent un voyageur qui les abat au cours d'un duel."
Tout est dit. Et ce prologue, ce pré-générique, le plus long de l'histoire, au récit aussi simple, dure plus d'un quart d'heure.
Et un petit jeu, très simple : quel est le mot clé du résumé qui précède ? La réponse est évidemment différée pour ne pas spoiler la suite de la critique.

Les plans sont longs, sensiblement plus longs que dans un film ordinaire. Ils sont simplement accélérés lors de l'arrivée du train, de la préparation et de l'exécution du duel.

Le réalisateur privilégie les gros plans, sa signature, essentiellement sur les visages : rapports de force, tension, psychologie bien plus qu'action. Mais il y a bien un plan d'ensemble, d'autant plus essentiel qu'il est presque unique à ce moment-là. On en parlera plus tard.

Les mouvements de caméra sont extrêmement rares - essentiellement un long travelling en extérieur accompagnant un des trois hommes (Woody Strode) pour découvrir l'ensemble du décor; quelques panoramiques (dont un descendant aboutissant assez classiquement sur une arme) ;

Les dialogues sont très rares, et inachevés, en suspens :
- A quoi ça sert que je sois le chef de gare si les gens entrent ici comme dans un fichu mouln ... voilà... vous me devez ... sept dollars ... euh ... et cinquante cents ...

ou plus loin, et le caractère très inattendu (et l'humour) des mots renforcent la surprise et l'attente de la résolution (les quelques secondes qui vont manquer aux trois hommes lors du duel) :
- Vous avez un cheval pour moi ?
- Ah non ... Pour les chevaux, on est un peu juste, on s'excuse ... (rires)
- j'en vois deux qui ne sont à personne (silence lourd) (et quelques secondes encore avant le massacre) (quelques secondes aussi pour la réaction du spectateur)..

Si les dialogues sont parcimonieux, le son est par contre génialement envahissant :
- le bruit permanent, en toile de fond, s'effaçant avent de revenir constamment, appelé à poursuive le spectateur bien au-delà du film, de l'éolienne,
- le bruit interminable de la goutte d'eau rebondissant sur le chapeau de Woody Strode (c'était un supplice au temps de l'antiquité)
- le bruit interminable des craquements de doigts (Al Mulock), les nerfs souffrent,
- le bruit interminable de la mouche, au-dessus de la tête de l'homme (Jack Elam), puis dans le canon du revolver, avant sa libération (et celle du spectateur),
- tous bruits interminables, insupportables, crispants ...

Le travail sur la musique qui surgit précisément au moment où la mouche est libérée est inséparable du travail sur les sons : sirène du train, cahot des roues sur les rails, arrêt fracassant, musique en situation de l'harmonica précédant l'arrivée du personnage, et qui se prolonge et explose avec la composition intégrale d'Ennio Morricone mais cette fois en dehors de la diégèse. Magistral.

On a compris. Le langage utilisé par Sergio Leone, la forme, vise essentiellement à ralentir, à renforcer, à renforcer encore le sentiment d'attente. Il était une fois, film sur l'attente ...
Le mot clé du résumé précédent est évidemment le verbe "attendre".

Les trois hommes (crispés) attendent le voyageur - qui lui même attend un autre homme, absent.
Le spectateur (fasciné) attend la suite.

(parenthèse importante : on avait évoqué un plan d'ensemble, un seul - celui du désert, immense, plus que désertique, mais coupé par un trait. La saignée de la voie ferrée en cours de construction, personnage clé, qui amène le monde futur et qui a déjà franchi la frontière (celle chère à Sam Peckinpah) représentée dans la tradition par le lit à sec de la Pecos River. Tout, ou presque, est dit en un seul plan. Fin de parenthèse).

Les trois hommes attendent le voyageur.
Le spectateur attend la suite.

ET LE WESTERN ATTEND SA MORT.

A l'extrême fin du film, au moment où le traître a été abattu, au moment où la ville nouvelle est en train de naître autour de la femme (Claudia Cardinale) et de sa musique et surtout autour du train, deux cavaliers s'éloignent comme dans tout bon western. L'Harmonica / Bronson va devant, il a accompli sa mission, la vengeance est accomplie, la suite ne le concerne plus. L'homme de l'ouest, Le Cheyenne (Robards), le suit, accompagné par son thème musical sautillant et génial. Pendant une seconde, presque subliminale, la musique s'arrête. L'homme est tombé de son cheval. Adieu à l'Ouest ancien ...

Et il ne reste plus qu'à reprendre le film en quête de nouvelles découvertes, savourer un moment unique de cinéma - et faire comme si le western avait encore de beaux jours devant lui
pphf

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