Après l'aube, le crépuscule : la magie du montage

Lorsqu'en 2020 j'ai pris connaissance de la sortie au cinéma d'une nouvelle version d'Irréversible (montée dans l'ordre chronologique cette fois-ci), j'ai été pris d'un certain intérêt, mêlé de doute.

Bien sûr, j'ai trouvé cela malin et numériquement beau de faire concorder la sortie avec les années respectives des premières (2002 pour la première version, 2020 pour l'inversion ; je pense que vous avez l'astuce), mais il me paraissait superflu, voir risqué sur le papier, de remettre le film dans l'ordre chronologique, sachant que toute sa poésie reposait sur cette spécificité temporelle. Autrement dit, je craignais que l’inversion ne casse la portée du terrible "Le temps détruit tout", sur lequel s'ouvre le film de 2002. C'est sur cette crainte, que je n'ai finalement pas vu le nouveau montage à sa sortie. D'autant plus qu'il me paraissait évident qu’Irréversible est un film qu'on ne voit qu'une fois dans sa vie (ou une fois toute les décennies) tant l’expérience du visionnage est aussi intense qu'éprouvante. Mais la curiosité est un très joli défaut dans le monde des cinéphiles, et c'est donc presque 4 ans après sa sortie, que je décidai de visionner cette inversion intégrale.

Le visionnage me confirma l’intérêt capital du montage. Dans le cinéma en général, et dans ce film en particulier. Car avec ce nouveau montage, je me trouvais bel et bien devant un nouveau film. Avec les mêmes séquences, les mêmes acteurs, la même horreur ; mais un nouveau film parallèle.

Le montage n'est dans Irréversible que très léger, avec ses longs plans séquence dont l'ordre a juste été changé ici. Mais l'impact de ce changement se fait malgré tout, d'une façon que nous allons décortiquer, encore plus ressentir. L'expérience est complétement différente. L'évidence artistique d'un tel procédé, et le fait de le sortir au cinéma comme si c'était un nouveau film, furent alors à mon sens amplement justifiés.

Donc pourquoi est-ce totalement différent de l'original ?

Eh bien, cela repose sur l'émotionnel. Le spectateur devant un film est à mon sens une petite marionnette que le réalisateur va manipuler. Il pourra le préparer à l'horreur, le surprendre, le frustrer, le malmener, le perdre. Tout cela, notre ami Gaspar Noé l'a très bien compris depuis bien longtemps.

Quel sentiment sur la version de 2002 ?

La version de 2002 s'ouvrait sur une brutalité inouïe. Tant sur les sons lancinants et les hurlements, que sur les mouvements de caméras nauséeux, l’obscurité rougeâtre et les images épileptiques de sexe et de violence toutes à la fois mêlées, dans cette boîte de nuit SM gay hardcore, "Le Rectum".

Le film démarrait donc par une descente aux enfers longue et éprouvante jusqu'aux sous-sol les plus enfouis de la boîte de nuit, dans laquelle Marcus (Cassel) et Pierre (Dupontel) partent à la recherche d'un type, le mystérieux "Ténia". Une métaphore intestinale bien sentie, puisque c'est au fond du fond (du Rectum), que les deux hommes trouveront cet immonde individu, tapi là comme un parasite de la nuit, et qu'ils pourront avoir leur brutale vengeance (ou pas). Dans cette séquence, on a l'étrange impression de ne pas voir des humains. Leurs mots sont presque inaudibles, comme des grognements de rage, de souffrance ou d'accouplements.

Si nous étions un spectateur sans aucune information de synopsis, ce début chaotique n'aurait rien de bien clair, sauf de la violence graphique réaliste (jamais aussi bien rendue) et un sentiment d'avoir atterri dans les limbes sordides de l'humanité, dès le premier quart d'heure.

Sortant tant bien que mal de cet état de choc, le reste du film de 2002 progresse par la suite en gagnant petit à petit en clarté. Les mouvements de caméra se feront de moins en moins hystériques, les répliques de plus en plus audibles et articulées, et nous comprendrons : Voici un "Rape and Revenge" en périphérie Parisienne. C'est dans cette atmosphère nocturne, glauque et dramatique que nous apprendrons à connaître nos deux protagonistes. Nous développerons une empathie toute humaine devant la détresse de Marcus, dont la femme a été assassinée, et nous nous demanderons même : "Ferais-je la même chose que lui à sa place ?"

C'est ainsi que la première moitié du film s'achève sur cette quête de vengeance.

Ce qui suit après (ou avant) nous maintient dans un état de profond malaise et de désespoir. Nous voyons donc l'objet de la vengeance du début : le corps d'une femme morte. Puis dans la sequence suivante, nous assisterons au viol de cette femme, que nous comprenons être la compagne de Marcus, par le "Ténia", dans ce passage souterrain poisseux et rougeâtre, ressemblant à l'intérieur d'un tube digestifs sans issues, et dans lequel le parasite ne sait faire qu'une chose : détruire. La séquence est elle aussi d'une violence insupportable, sa longueur nous transporte dans l'horreur de l'instant. Et il nous vient à ce moment l'envie d'entrer dans l'écran pour intervenir, stopper l'irréversible ; mais Noé nous arrête net, en nous questionnant sur notre courage. A l'arrière plan du viol, la silhouette d'un passant se dessine. Celui-ci s'arrête au loin, comprend ce qu'il se passe, et rebrousse chemin. Est-ce nous ? Notre lâcheté que Noé veut nous mettre devant le nez ? La scène finira par de la surenchère de violence qui nous paraît malheureusement bien crédible, et qui conduira à la mort de la femme. L'inchangeable mort.

Après le meurtre et le choc dans lequel il nous laisse, nous naviguerons par la suite à contre courant, comme déboussolés, sans espoir ni envie de trop nous attacher aux personnages pour limiter la douleur, ni même vouloir en savoir plus ; mais nous restons malgré tout attachés à en savoir plus. Nous verrons alors cette soirée dans un appartement parisien. Suivant tour à tour Marcus et Pierre qui se marrent, se chambrent, s'enivrent. Suivant ensuite Alex, la compagne de Marcus, s'éloignant petit à petit dans nos esprits de l'état de chair battue vers une silhouette dansante, objet de désirs. Puis on la verra se transformer en une femme simplement, profitant de la fête, retrouvant ses amis pour leur parler. La suite du film finira de redonner à ses personnages la parole, le sourire, la vie et l’ambiguïté de leurs relations (Pierre étant l'ex jaloux d'Alex). Nous les observerons alors jusque dans leur intimité du jour même. Marcus nous attendrira dans son côté chien fou, mais Alex, malgré la parole et l'émotion qui lui a été donnée, restera dans cette version une présence fantomatique, jusqu'à la fin, comme un souvenir à qui nous avons déjà donné une mort inchangeable dans notre esprit pour limiter la douleur de la voire heureuse quand elle découvre qu'elle est enceinte. Le film se boucle sur elle, lisant au soleil dans le parc des buttes Chaumont, probablement l'après-midi même, apaisée, ne sachant pas que tout finira pour elle le soir même. Après avoir quitté l'obscurité et la violence, nous retrouvons la lumière du ciel, l'aube est là pour nous. Le temps détruit tout, mais nous avons l'impression que Noé nous l'a donné, la vraie vengeance, en remontant le temps.

La version de 2020 ?

J'ai toujours pensé que le spectateur d'un film est comme un poussin sortant de l’œuf.

S'accrochant à la première figure qu'il verra et qu'il pourra difficilement lâcher jusqu'à la fin. Rien n'est plus mis en évidence ici.

Si nous nous étions identifiés à l'horreur ressentie par Marcus dans la version de 2002, nous nous attachons plutôt à Alex dans la version de 2020. Alex sur qui le film s'ouvre, allongée dans l'herbe. Alex qui bizarrement pour nous, moins distraits par la nage à contre-courant et les chocs de la première moitié du film de 2002, nous apparaît là beaucoup moins fantomatique. Comme si le souvenir était devenu réel. Je me suis surpris devant le film à beaucoup plus écouter et comprendre les conversations entre Alex et Marcus dans le lit. Leur intimité si réelle à l'écran. Les discours sur la jouissance dans le métro avec Pierre. Le jeu de jalousie entre eux. J'ai eu beaucoup plus empathie avec cet ancien amant déçu. J'ai été beaucoup plus touché par cette femme un peu perdue en apprenant qu'elle est enceinte. Et évidemment, la seconde moitié du film m'a parue beaucoup plus dure. Et c'est quand la scène du viol est arrivée que j'ai failli plusieurs fois éteindre l'écran. Ce que je n'avais eu sur la version de 2002.

La violence est ici beaucoup plus insupportable encore. Le reste nous paraîtra alors plus douloureux. La découverte du corps par Marcus, son entretien avec les policiers, etc.

Nous serons alors embarqué, sans distance, dans ce "voyage au bout de la nuit", ou plutôt "au fond du trou". Cette version révèle encore plus le côté Célinien de Gaspar Noé ; celui qui nous avait fait ressentir de la peine pour cette ordure de boucher dans "Seul contre tous" qui sombre à petit feu dans la précarité la plus effrayante.

Et c'est là, sur cette impression d'effroi, qu'on comprend qu'au de là de l’expérience traumatisante, presque "cinéma dynamique": Irréversible est un véritable film d'horreur. La version de 2020 nous la dévoile, l'horreur, immuable, sans intervention du réalisateur. La vengeance n'aura pas lieu, il n'y aura que de l'injustice, partout. Plus jamais l'aube ne se lèvera. Le drame se finit dans la nuit, terrible nuit peuplée de prostituées violentées, de parasites tueurs, de pervers et de junkies. Que d'âmes perdues que Marcus et Pierre rejoignent à la fin. Noé nous perdra là, nous aussi, dans la nuit et la crasse d'un appartement où Nahon (rejouant le boucher de "Seul contre tous") et Drouot font ce triste constat :"Le temps détruit tout" et "Il n'y a pas de méfaits, juste des faits". Une fin nihiliste et cruelle que n'aurait pas renié Louis-Ferdinand, qui concluait à la fin du "Voyage" par un résigné : "N'en parlons plus."

Pour conclure, cette inversion est à voir, tout comme le premier film qui ne saurait être remplacé pour autant. Certainement qu'il faut voir les deux, mais seule fois dans une vie. Les deux films fonctionnent très bien ensemble, car chacun révèle ce que l'autre à oublié de dire.

Spiorad
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le 21 janv. 2024

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