Prudent après l'échec commercial de son premier film (Les Baisers) pour lequel il a coupé dans le gras du scénario le ramenant à un inhabituellement court 1h14, Yasuzō Masumura, à la tête d'une plus grosse production supervisée par le directeur du studio, ne se permet pas la même épuration des excès sentimentaux et humoristiques lourdingues.
Le réalisateur restreint écrit :



Le scénario était en demi-teinte. La seule chose que j'ai trouvée
intéressante, c'est la personnalité enfantine et sauvage de la
jeune protagoniste. J'ai pensé qu'il suffirait de faire ce portrait,
alors je me suis concentré dessus.



Le même texte illustré en vidéo : https://youtu.be/Bd75TA3vnU8


Sur le papier aucune scène ne se démarque du tout-venant des mélodrames médiocres de l’époque : enchaînement d’humiliations et de confrontations, retrouvailles avec la mère et amour juvénile contrarié.
En plus de s’appuyer sur une facilité manichéenne et populiste d’opposition entre vrais gens de la campagne et citadins américanisés et superficiels, le scénario cendrillonesque (chaussures comprises) ajoute des couches de dramatique sirupeux jusqu'à l'absurde pour finir par un sermon à effet magique. L’on comprend aisément pourquoi Masumura, mécontent de ce tire-larme, se raccroche au portrait de l’héroïne. Cependant en désamorçant chaque situation avec aisance il réussit à déjouer les poncifs. Un prétendant du triangle amoureux se retire poliment et Yuko aborde chaque problème avec un sourire large à l’excès.
Celle-ci apparaît d’abord en retrait. Dans les deux premières scènes Yuko s’efface de l’écran par un mouvement arrière. Au centre d’un groupe d’amies immortalisant en photo leur jeunesse florissante, l'adolescente abandonne son sourire de circonstance et s’écarte du babillage de ses camarades le visage grave. Puis à la mort de sa grand-mère, elle quitte le premier plan pour se réfugier dans les bras de son professeur.


Dès la scène suivante, le mouvement inverse se produit en recentrant le cadre sur Yuko. Une place qu’elle ne quittera plus, la marinière de petite fille remplacée par une jupe et un chemisier en coton épais aux couleurs rappelant les Miko : prêtresses virginales habillées de rouge et blanc et communiquant la volonté des dieux aux mortels. Prête à guider les citadins corrompus, la jeune fille s’affermit et s’affirme progressivement. Elle retire son tablier, bouscule gentiment son petit frère arrogant, tient tête aux agressions de sa sœur, et après de longues recherches, rencontre sa mère sans pleurer et la réconforte après avoir surmonté son mouvement de recul habituel. Dans le final, plutôt que de s’écraser pour le bien du patriarche comme une héroïne classique, avec calme et assurance elle lui reproche sa lâcheté avant de retourner à son bonheur champêtre, le jeune premier dans ses valises et vêtue d’une symbolique robe à fleurs.


Le nouvel individu japonais fier et confiant appelé de ses vœux par Masumura prend les traits de Wakao.
Celle-ci interprète Yuko avec la fraîcheur et le naturel qui firent ses premières heures de gloire. Une facilité en apparence seulement, l’actrice trouve compliqué de transmettre des émotions en se soumettant à la consigne de réciter ses dialogues "toujours plus vite". Cette vitesse de diction — et d’action — est un élément central du jeu d’acteur des débuts du réalisateur Masumura.



Afin de détruire les expressions statiques, petites, peu
impressionnantes propres aux Japonais, j'ai d'abord essayé d'accélérer
le plus possible le tempo des dialogues et de l'action. Le rythme
rapide rend les personnages instables et confus à tout moment, les
privant de leur marge de manœuvre quotidienne.



Une méthode que Wakao confirme :



Il fallait toujours être sur ses gardes, Masumura profitait de la
moindre faiblesse



Celle qui a souvent joué avec minimalisme, de manière concentrée et subtile, représente cette retenue que Masumura déclare vouloir bousculer. La torpeur et retenue timide de l'actrice, que le réalisateur encourage en lui demandant parfois de réprimer son ton, et la vitesse qu’il lui impose s’entrechoquent alternant regard baissé et posture hésitante à un air heureux et un sourire charmeur dans le même plan. Cette recherche d’un jeu heurté, contrasté entre énergie et répression, s’accompagne d’une pensée analogue dans le montage.


En réalisant un portait, Masumura filme l’actrice, quasiment de tous les plans, de la taille à la tête et laisse sa vigueur s’exprimer en plans longs, ses mouvements vifs accompagnés par des travellings. Seul l’individu importe et mérite d’y assujettir la caméra. Opposé aux sentiments de sacrifice dominant le cinéma japonais, l’individualisme de Masumura est une force libératrice pour celui qui grandit sous la dictature. Pas un narcissisme bourgeois qu’il moque dans la cacophonie.
Les plans sont longs mais heurtés par un raccord brusque à 180°. Une ponctuation aux émotions de Yuko plus qu’un contre-champ nécessaire au dialogue ou un envers au décor qui n’intéresse pas Masumura.


Autre effet de rapidité, le montage agençant les scènes avec une fluidité exemplaire. Les discussions sont souvent coupées avant leur conclusion. Un dialogue matinal s’interrompt pour raccorder sur une bagarre en soirée en toute simplicité. Les scènes s’ouvrent par des mouvements impétueux : une joueuse de tennis s'écrase contre un grillage et repart en courant, la caméra recule pour inclure les protagonistes déjà en pleine conversation “Vous voulez m'épouser ? C'est inconsidéré”, on a raté la proposition de début. Et devinez quoi ? La scène se coupe avant d'être finie, en pleine respiration. Le caractère sauvage et fougueux de Yuko est impeccablement retranscrit dans ces sautes rapides.


La double vitesse du jeu d’acteur et du montage global font dire au scénariste Yoshio Shirasaka que ses scénarios pour Masumura, auxquels il rajoute des scènes pendant le tournage, étaient bien plus longs que la norme pour une durée équivalente sur pellicule.


La base de la collaboration entre Masumura et Wakao est posée. Encore en rodage et sans réelle nécessité dans une narration épurée de toute tension qui ne requiert pas l’emphase et la démesure, ce jeu heurté et cet art du montage portera les grands moments dramatiques de leurs collaborations des années 60.

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le 14 mai 2021

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Homdepaille

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