Plus un divertissement qu'une vraie biographie
Difficile de raconter l'histoire de Jobs en deux heures de film, et la complexité du personnage ne facilite pas les choses. Le jeu d'acteur est bon, et certaines prises de vues nous donnent l'impression que le vrai Steve Jobs est à l'écran !
Mais ça ne suffit pas. Un des problèmes du film, c'est qu'il s'applique à donner une image bien particulière de Jobs qui ne correspond pas à la réalité. Prenons d'abord quelques exemples : il semblerait qu'il soit évincé du projet Lisa simplement parce que son perfectionnisme agace les hautes instances d'Apple, ou qu'encore il soit démis de ses fonctions chez Apple parce que l'année est mauvaise et que le Macintosh ne se vend pas. Les décisions apparaissent comme injustes et infondées, et Jobs comme le bouc émissaire parfait. Rien de plus. Quid de son caractère épouvantable, de son comportement odieux envers ses employés ? De sa manie à tout vouloir contrôler ? Où est le célèbre "champ de distorsion de la réalité", cette capacité, ce talent avec lequel il manipulait les autres ? Son comportement a joué un grand rôle dans son éviction d'Apple, mais le film le laisse à peine transparaître. Au final, on peut résumer ses actes de méchanceté au sein d'Apple à deux faits : lorsqu'il licencie brutalement un employé car il n'est pas d'accord avec lui et lorsqu'il refuse les stock-options à son ami de fac et employé de la première heure chez Apple. Steve Jobs apparait beaucoup plus comme un artiste qui subit les affronts du monde de l'entreprise et des actionnaires. La scène lors de son éviction du projet Lisa parle d'elle-même : pendant qu'il fait rêver tout le monde en parlant d'art, de perfectionnisme et de beaux produits, le conseil d'administration critique sa manière de gérer le projet qui fait perdre de l'argent à Apple. On a donc Steve Jobs l'artiste visionnaire contre les actionnaires trop gourmands, une vision bien manichéenne. Si son perfectionnisme et son acharnement à vouloir créer les meilleurs produits possibles sont bien réels, occulter son caractère difficile et ses méthodes de management qui pouvaient tremper dans l'humiliation et la méchanceté pures est une grosse erreur : en effet, cette vision subjective a pour effet de forcer la sympathie du téléspectateur pour un Jobs exagérément victimisé.
Et que dire des réalisations d'Apple ? Il est clair dans le film que Steve Wozniak est l'inventeur de l'Apple I, mais rien ne nous dit qu'il en est de même pour l'Apple 2, qui plusieurs années plus tard représente encore 70% du chiffre d'affaire d’Apple. Quant au Macintosh, c'est raconté trop rapidement et toute la magie qui émanait de cette machine est largement occultée par le film. Même le passage sur sa sortie est trop rapide, et on a d'ailleurs du mal à percevoir le parallèle entre IBM et Big Brother. Mis à part la discussion avec Jeff Raskin – celui qui est à l’origine du projet Macintosh, il n'y a pratiquement rien de concret sur sa conception, alors que cette machine est une réalisation majeure de la révolution technologique initiée par Apple. Pire encore, le passage de Jobs au centre de recherche de Xerox à Palo Alto, où il a découvert l'interface graphique qui fut ensuite améliorée et utilisée pour le Lisa et le Mac, n'est même pas mentionné ! Jobs apparait comme l'artiste, le génie qui a tout inventé... peut-être même la souris ! Plus globalement, le film semble sauter d'une invention à l'autre, d'un fait majeur à un autre, sans jamais trop rentrer dans les détails, ce qui laisse une impression de creux.
De plus, le non initié comprend à peine ce que fait Jobs entre 1985 et 1996 car tout passe à la vitesse de l'éclair et NeXT semble sortir un peu de nulle part. Pixar n'apparait même pas, alors que c'est une étape importante dans la vie de Jobs. La guerre avec Microsoft se résume à un coup de fil où la réponse de Bill Gates ne sera même pas entendue. Le film ne permet pas au spectateur de se forger une vraie opinion en montrant les faits de manière plus exhaustive : encore une fois, Steve Jobs apparait comme celui le gentil créateur qui s'est fait voler son invention par le méchant Bill Gates de chez Microsoft, et rien d'autre. Il faut savoir qu'un partenariat s'était en fait mis en place pour que Microsoft développe des logiciels pour le Mac, ainsi Bill Gates et Steve Jobs s'étaient entendus pour abandonner les poursuites et conserver cette opportunité qui constituait un argumentaire de vente. De plus, l'absence de Xerox dans la partie laisse croire que Jobs a imaginé le concept d'interface graphique et qu'il se l'est fait volé, alors qu'en vérité, lui et Gates ont réutilisé chacun de leur de côté un concept dont ils n'avaient pas la paternité.
Evidemment, il ne s'agit pas de tout raconter, c'est impossible. Mais le film oriente vraiment le scénario d'une manière qui déforme singulièrement la réalité et pour une biographie, c'est bien dommage. Cette faculté à sauter d'évènement en évènement de manière parfois trop rapide est un peu déconcertante pour celui qui ne connait pas l'histoire d'Apple avant de venir voir le film. Il est dommage d'avoir pris plus de temps à "sentimentaliser" certaines scènes qui n'en avaient pas besoin, comme celle du départ de Wozniak (qui fait un peu trop dans le cliché), plutôt que d'avoir développé des moments beaucoup plus importants. Un risque du film était de voir une image déformée de Steve Jobs, le valorisant trop par rapport à la réalité, et ce fut le cas. Il ne s'agit pas de descendre l'homme, mais seulement de le montrer tel qu'il était vraiment, de faire saisir la complexité de son caractère : ce mélange de charisme, de manipulation, de créativité, de fibre artistique mais aussi de comportement pouvant être méprisant vis à vis des gens qui travaillaient avec lui. C'est une tâche difficile et le film échoue en bonne partie là-dessus. La faute à un scénario trop orienté au départ et peu objectif.
Pour conclure, on passe tout de même un bon moment : le film est agréable à regarder et sait se rendre intéressant, même si on a déjà lu la biographie de Steve Jobs. Cependant, on en sort plus avec l’image d’un divertissement intéressant que celle d’une biographie proche de la réalité faisant ressortir la complexité des personnages. Dans ce domaine, un film comme The Social Network a sans doute mieux réussi son pari.