Le Pakistan contemporain, entre contrainte et étouffement

 Qu’est-ce qu’être homme ? Et, peut-être plus encore, comment être un homme dans le Pakistan contemporain, république islamique fondée sur un système patriarcal et des traditions qui corsètent les mœurs ? Tel est le questionnement qui s’impose abruptement, dès la scène d’ouverture, très forte, qui nous fait découvrir Haider (Ali Junero), véritablement enserré, acculé dans la cour intérieure d’une maison, et sommé par d’autres hommes en position d’autorité - un grand frère, un père… - de prouver sa virilité en égorgeant le chevreau noir que sa famille se destine à cuisiner. Planter le couteau dans une gorge, faire couler le sang… Est-ce cela, être un homme ? Devant le malaise de Haider, on verra une main féminine se saisir du couteau et le faire entrer en action. Une sœur, une belle-sœur, une autre femme de la famille ? On comprendra peu après qu’il s’agissait de son épouse, Mumtaz (Rasti Farooq)…

Une épouse auprès de laquelle, justement, la virilité de Haider continue à être mise en question, puisque le couple n’a pas d’enfants, à la différence de celui formé par le productif grand frère et sa propre femme… De plus, cet homme ne travaille pas, et c’est Mumtaz qui, pour la plus grande honte de son mari, doit gagner l’argent du ménage. Une précision d’importance, toutefois : la plus grande honte aux yeux des autres, non à ceux de son épouse, qui ne déviera pas d’une position de compréhension et d’amour, dût-elle en souffrir immensément. Le lien entre les deux membres du couple restera marqué d’une douloureuse et tragique beauté, jusqu’à l’ultime image.

Cet homme en quête de lui-même se trouvera peut-être, tout autant qu’il se perdra sans retour, lorsqu’il se fera embaucher dans un cabaret où une troupe de danseurs masculins, qu’il intègrera, se produit autour de Biba (Alina Khan), leur chef et sulfureuse trans…

À la réalisation tout autant qu’au scénario, où il est secondé par Maggie Briggs, et au montage, également assuré par Jasmin Tenucci, Saim Sadiq signe un premier long-métrage qui fut le premier film pakistanais à se voir sélectionné à Cannes, où il a remporté, de façon hautement méritée, le Prix du Jury de la section « Un Certain Regard » en 2022. De fait, grâce à de jeunes producteurs - Apoorva Charan, Sarmat Khoosat et Lauren Mann - qui souhaitent faire émerger un cinéma pakistanais d’auteurs, c’est bien une question de regard qui frappe ici, un regard neuf sur le Pakistan, au-delà des clichés. Se découvre ainsi, par la très belle image de Joe Saade, un Lahore presque rêvé à force de poussière et de nuit, dans lequel les couleurs diurnes se diluent dans un sfumato de peintre et où seuls tranchent quelques éclats scintillant dans l’obscurité nocturne.

On émerge du film profondément troublé par ces destins tourmentés, strangulés par la civilisation dans laquelle ils ont éclos au lieu d’être protégés par elle : car autour du héros meurtri gravitent une femme amoureuse aux désirs inavouables, une belle-sœur regrettant d’avoir dû renoncer à son métier du fait de son mariage, une autre femme amoureuse, veuve, à laquelle une bienséance absurde interdit de reconstruire sa vie… Les marginaux eux-mêmes sont présentés comme n’échappant pas à la rigidité sclérosante des préjugés, puisqu’un transsexuel s’offusque à l’évocation de l’homosexualité…

Concernant cet aspect délétère des carcans mentaux, on ne peut que songer au brillant documentaire de Merzak Allouache, « Enquête au Paradis » (2018), et à la fulgurante déclaration à laquelle Kamel Daoud s’y livrait : « Là où la femme est libre, les peuples sont libres. Là où la femme est maudite, les peuples sont sauvages ». L’étouffement visant la femme affectant, en définitive, tout aussi bien les hommes. Saim Sadiq en offre ici l’éclatante et désolante démonstration.

AnneSchneider
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le 14 déc. 2022

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Anne Schneider

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