Au début des années soixante, la France vécut à l’heure Truffaut. Beaucoup de nouveau-nés furent prénommés Jules et Jim. Les femmes aimèrent plusieurs hommes à la fois, portèrent de charmants bibis et des casquettes à carreaux, chantèrent à tue-tête Le Tourbillon de la Vie, récitèrent comme une prière la liste de nos grands crus et sautèrent parfois dans la Seine en sortant du théâtre. Les jeunes gens louèrent pour les vacances des chalets dans les vaux alsaciens, où ils échangèrent leurs lits et mirent l’amour en communauté. Six ans avant les barricades, ce fut une manière de faire triompher le bonheur conquis contre les lois de la morale, les guerres et l’usure des sentiments. Et si la presse catholique et conservatrice n’eut pas de mots assez sévères pour vouer au bûcher ce film "scandaleux" qui profanait le modèle conjugal traditionnel et les sacro-saintes vertus de la fidélité, Jean Renoir — le "Patron", comme le surnommaient respectueusement les ténors de la Nouvelle Vague — y vit non sans raison la plus précise expression de la société française contemporaine. Henri-Pierre Roché vivait encore quand François Truffaut choisit de porter à l’écran son roman autobiographique, qui avait échappé aux professionnels mais qu’il avait su distinguer. L’ex-critique redouté devenu cinéaste prodige venait de tourner Les Quatre Cents Coups et entrait dans sa vingt-huitième année. Il avait eu un coup de foudre pour Jules et Jim, l’allitération de son titre, sa prose rapide et lapidaire, ses héros joyeusement libres et sa situation affranchie de tout schéma conventionnel. Lui et l’écrivain correspondirent, se consultèrent, s’estimèrent. Au vieil homme négligé par ses pairs, oublié de la gloire, le jeune réalisateur non seulement rendit justice, mais donna sur le tard l’inestimable bonheur d’être lu, compris et associé au projet du scénario. Le 8 avril 1959, deux jours après avoir admiré la photographie de Jeanne Moreau, choisie pour devenir à l’écran la Kathe de ses lignes, Roché s’éteignit tranquillement. Il y a dans cette adaptation la ferveur d’une dette et la grâce de qui veut honorer un mort. Le roman y est présent jusque dans son texte, sec et essentiel, lu en voix-off par Michel Subor. Truffaut voulait que ce fût, plutôt qu’un film littéraire, un "livre cinématographique". C’est dire l’attachement qu’il portait à Roché, l’admiration qu’il vouait à ce "Cocteau paysan" qui, un demi-siècle après avoir partagé avec Franz Hessel le cœur d’Helen Grund, avait su en rédiger la fidèle et vibrante relation.


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Mais pourquoi donc Jules et Jim alors que le moteur de l’œuvre et sa tête d’affiche résident dans la figure de Catherine ? Le choix n’est pas neutre. Il s’agit d’abord de construire une amitié qui frappe par sa noblesse et n’a pas d’équivalent en amour : adéquation intellectuelle et affective fondée sur une transparence absolue autorisant aussi bien de partager que d’interdire. Amitié marquée par l’emploi du sylleptique "ils" pour désigner le Français Jim et l’Autrichien Jules, devenus non seulement Don Quichotte et Sancho Pança, mais que l’on soupçonne, dans la transposition romanesque qu’en propose Jim, de "mœurs spéciales". Dans le Paris bohème du président Fallières, où brûlent les derniers feux de la Belle Époque, ils flânent au gré des rues, fréquentent les cafés, philosophent sur l’art et la vie, se traduisent mutuellement leurs poèmes et se présentent leurs conquêtes respectives. Le rythme du film est précisément construit sur ce lien fusionnel dans lequel chacun est nécessaire à l’autre : vingt minutes initiales qui dilatent deux années (et justifient que Truffaut ait choisi de resserrer le temps entre la rencontre et le début de la guerre) où les autres n’existent que comme figures de passage ou prénoms du passé. Il fallait à cette amitié fraternelle un corps catalyseur pour qu’elle demeure effervescente, qu’elle conserve son éloquence et sa vitalité. Catherine survient, que Jules aime d’abord en en étant aimé, que Jim aime ensuite alors que Jules aime toujours Catherine, qui l’aime autant et qui demeure près de lui, tout en aimant Jim… et les fugues de temps à autre. Étrangère à toute hypocrisie, la flamboyante jeune femme est faite pour rester épanouie et ravie, gourmande et fantasque, extasiée et caressée, pour mordre de toutes ses dents dans les fruits de la vie, avec un besoin éperdu d’affirmation de soi, de disponibilité et d’indépendance. Son exubérance naturelle se met au service d’un non-conformisme sincère, mais qu’elle tempère par une gravité passagère dont elle a bien soin de jouer à propos. Il se manifeste dans ses foucades un désir à la fois de cohérence, d’unité et de pluralité, désir de la présence de Jim son amant, celui de garder ce qui peut être préservé avec Jules, et désir de céder aux émotions qui s’offrent à elle ou même d’aller au devant de celles-ci quand l’évasion lui est nécessaire, car elle ne voit absolument pas au nom de quoi elle refuserait d’y céder.


Les héros de Jules et Jim ne sont donc pas des jouisseurs tartuffards, des petits fonctionnaires du libertinage qui trouvent dans leurs piètres mensonges l’indispensable piment de leurs pauvres débauches. Ce sont des êtres purs, épris de franchise, de vérité, pour qui le bonheur de l’autre importe autant que le leur propre, et qui ne peuvent accéder à celui-ci qu’en éprouvant profondément, dans leurs contradictions mêmes, les sentiments puissants et authentiques qui les animent. Ils ne se rebellent pas contre les conventions bourgeoises : ils les ignorent. En décidant de vivre leur ménage à trois, Catherine, Jules et Jim ne cherchent pas des frissons nouveaux, ils ne tentent pas des expériences en vue de résoudre les problèmes de l’amour moderne. Ils assument tout simplement leur aventure le plus honnêtement possible, en ne tenant compte que des impératifs humains, sans laisser s’immiscer entre eux et leur conduite les principes abstraits de la morale orthodoxe. Avec Catherine, le sourire archaïque et solaire que les deux hommes avaient découvert sur la statue grecque, lors de leur escapade sur une île de l’Adriatique, devient chair. Voilà que Jules s’en empare — ou plutôt en est emparé, tant il est vrai que Catherine, ainsi qu’elle l’avoue plus tard à Jim, pense le guérir de lui-même, c’est-à-dire de la générosité, de l’innocence, de la vulnérabilité qui l’ont éblouie et conquise. Rien d’étonnant à cet aveu : dès le début, Catherine mène le jeu, refusant le pied caressant de Jim sous la table, suscitant celui de Jules, décidant de leur départ dans le Midi puis du retour lorsqu’elle s’ennuie de Paris. Si les deux amis avaient été attentifs à ce qu’elle leur confie après qu’ils ont assisté à une pièce d’Ibsen, ils auraient sans doute hésité à entrer dans la danse au sein de laquelle Catherine n’allait pas manquer de les entraîner. Mais ils ne peuvent, devant ce symbole qu’ils ne comprennent pas, que s’interroger vainement et considérer qu’elle est une apparition bénie pour tous.


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Dès lors, Catherine s’installe dans une attitude de fuite : fuite de la vie familiale, fuite d’une vie conjugale substitutive avec Jim qui se clôt par une métaphorique nuit comparée par le récitant à un enterrement, fuite dans des aventures d’un jour avec des hommes de passage, fuite enfin de l’existence par le suicide qu’elle met en scène, entraînant Jim dans la mort sous les yeux de Jules. Ce dernier en redoutait, sinon l’issue funeste, du moins la réalisation par une séparation définitive. La solution : offrir Catherine à son ami pour ne pas la perdre. "Jim, aimez-la, épousez-la, et laissez-moi voir" : acte d’oblation païenne entérinant le discours de religiosité sur l’amour, la déification de la femme qui sous-tend le film entier. Ainsi se construit sans ambiguïté un triangle qui fait de Catherine une reine installée entre le don de l’un et l’acceptation de l’autre, et aux deux le cadeau de sa présence. Mais la jeune femme n’est jamais là où on l’a placée : elle cherche désespérément à reprendre racine dans la vie. Le mariage avec Jules en est le premier indice tangible, son désir de maternité avec Jim en constituant l’ultime. Pour les enfants, la fatalité apporte une réponse : enceinte après une longue attente au cours de laquelle elle crie son dégoût de son amant, elle fait bientôt une fausse couche. Ne maîtrisant plus sa destinée, elle en rejette la faute sur Jim, semble reprendre résignée la voie de la vie maritale, mais se donne théâtralement à Albert avant d’organiser son trépas. Elle plongera une première fois dans la Seine pour s'imposer, une seconde fois pour s'anéantir et anéantir Jim du haut du troisième pont. Le deuxième avait vu se réaliser l'harmonie du trio qui, lors de la course où Catherine se lança la première, se cherchait encore. La guinguette est le lieu d'un autre plongeon de Catherine dans l'aventure, comme le moulin est la préfiguration du dernier. Et, après que Jim ait fait part à Catherine de la rupture, l'écran s'emplit de nuages : préfiguration d'autres gouffres appelant d'autres morts. Insensiblement, sans qu’aucune cassure ne souligne cette progression, la tonalité guillerette et primesautière qui irriguait la première partie du film se voile ainsi d’une mélancolie, d’une amertume, d’une tristesse indécidables. Le vaudeville détourné vers le mélodrame s’achève en tragédie. Jules et Jim ou le romantisme de la révolution amoureuse avortée.


Depuis sa sortie, soixante ans ont passé. Le temps y a déposé la patine des jeunesses évanouies, des rêves qui ne reviendront plus. La petite Sabine Haudepin (que l’on a vu chez Pialat ou Téchiné) a grandi : elle ne grimace plus, ne dévale plus les collines en s’esclaffant. La pétillante Marie Dubois, qui faisait si bien la "locomotive à vapeur" avec une cigarette, s’est éteinte. On ignore ce qu’est devenu Henri Serre, ce long garçon maigre, langoureux, qui fut le comédien d’un seul film. Oskar Werner est mort la même année que Truffaut, comme s’il n’avait pas voulu survivre au cinéaste auquel il dut son plus beau rôle. Jeanne Moreau enfin, qui alterne ici rires en cascades et moues empruntées, ne justifia peut-être jamais avec un tel tempérament son statut d’égérie. La magie de l’œuvre, elle, demeure. Ce refus de la scène à faire, de juger les personnages, de s’appesantir sur leurs mobiles, de formuler leurs explications et leurs alibis, cette fragmentation de l’action aboutissant à une quasi-disparition de tout ressort dramatique participent d’un style qui ne saurait être imputable à nul autre qu’au sien. Toute de lyrisme et de spontanéité, la mise en scène se compose d’élans, de reculs, de courses coupées d’arrêts, de sauts dans le vide comme autant de chutes et d’envols, tissant la trame d’un itinéraire heurté mais profondément cohérent. Les ruptures sont liaisons, les liaisons sont ruptures, les temps forts amortis, mortifiés et renforcés par les temps faibles, le récit est fait d’une suite de temps morts étonnamment vifs. Au plus rapide de sa lancée, le film est capable de débrayer, comme insoucieux de poursuivre le trajet entrepris mais désireux, dans le havre qu’en leur centre se ménagent les tourbillons, de jouir de l’ivresse d’un mouvement libéré de son moteur et qui, semblant renoncer au but, condense au contraire en lui toutes les significations du voyage. Belle jusqu’à la plénitude, la photographie de Raoul Coutard joue savamment des noirs et des blancs (jamais tant de dominos n’ont été si bien maniés) et avec les éléments : ciels lointains, lumineux (sud), brumeux, envahissants (nord), paysages sylvestres, fleuves, soleils et leurs innombrables reflets, débouchant parfois sur le pur jeu des lueurs. Quant à la superbe musique de Georges Delerue, elle épouse avec grâce la valse sentimentale échevelée des protagonistes. Truffaut filme vite le bonheur de Catherine dans les bras de Jules, de Jim puis d’Albert, comme par crainte de l’abîmer. Il s’interdit les émotions faciles, sauf pendant la Grande Guerre quand les deux prétendants, chacun dans sa tranchée, craignent de se tuer l’un l’autre. Il montre pudiquement des êtres aux prises avec les exigeantes et douloureuses intermittences du cœur. Catherine s’amuse, chante, darde sur les hommes son regard de feu et nargue son époque. Elle est entière, insoumise, ludique, libertaire. Le film est à son image, qui consume son insolente ardeur sans jamais épuiser son éternelle fraîcheur.


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Créée

le 11 oct. 2020

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Thaddeus

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