La nuit tombe, le champ de bataille est jonché de cadavres. Il y a là, couchés dans l’herbe, ceux cuirassés de noir qui combattaient sous le signe du vent, ceux habillés de vert qui appartenaient aux cohortes de la forêt, ceux vêtus de tuniques rouges dont les armoiries relevaient du feu. Un blessé se relève, brandit son oriflamme, gesticule avec des hurlements muets avant de s’effondrer dans un silence ralenti. La terre est labourée, un cheval roux se tord sur le sol, brassant l’air de ses pattes et dessinant d’étranges arabesques. Une sonnerie aux morts traine sur la plaine fumante, où s’étalent les étendards éclaboussés de sang, les belligérants pétrifiés dans la boue. Sur cette apothéose funèbre s’achève la Palme d’or d’Akira Kurosawa, née grâce à l’admiration agissante des mécènes américains Francis Ford Coppola et George Lucas. Une fresque splendide dont la tension émane d’une sorte de construction secrète, d’une obsession maladive de la perfection. Œuvrant en démiurge pointilleux, le cinéaste y dispose minutieusement chaque cavalier, définit les angles des lances, règle les cambrures des croupes et le rythme des cortèges. Il dessine un à un les casques, les plastrons, les hauberts, les écussons, les bannières. Il dicte la couleur du ciel et de l’eau, coordonne les éclairages et les ombres portées, les embrasements écarlates et les couchants de fin du monde. Il manie les masses à la façon d’un général, valorise picturalement le moindre treillis de reître. À l’inverse de ce qu’il pratiquait dans les scènes analogues des Sept Samouraïs, qui conjuguaient téléobjectifs et caméras multiples selon un principe de montage ultra-court, il opère d’amples travellings à fronts renversés, égrène la sarabande des guerriers exterminés dans une latéralité univoque. Telle procession d’une colonne de fantassins en ordre de marche qui, partant du haut du bord droit de l’écran, trace une longue ligne à peine oblique vers le coin gauche, impose une maîtrise de la composition et un sens de l’espace proprement exceptionnels. Autant de pages pleines qui n’admettent pas de recul, bouclées sur elles-mêmes, leur hiératisme abstrait et leur dynamique interne. L’idée de tableau surgit quand l’image se fige. À travers cette ambition forcenée de donner un sens esthétique à toute chose, peut-être l’auteur manifeste-t-il sa volonté d’atteindre la sérénité face à l’idée de sa propre fin.


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Situé peu avant l’unification de l’archipel dans l’ère Edo, Kagemusha fait revivre l’époque turbulente où cent soixante familles princières se disputaient l’honneur de voir flotter leur drapeau sur le palais de Kyoto. Shingen est le daimyo des puissants Takeda. Pour consolider le moral de ses troupes et épouvanter l’adversaire, il utilise une doublure. Ce stratagème, censé assurer la continuité et la cohérence du clan, devra dissimuler son trépas pendant trois ans. Or son frère Nobukado, jusqu’alors préposé à l’emploi, lui ressemble de moins en moins. Et pour le remplacer, il a trouvé un vulgaire brigand épargné du gibet : le Kagemusha, dont la concordance physique avec son modèle est si frappante que tous, petit-fils et concubines, valets et espions, s’y laissent prendre. Qu’il passe ses rangs en revue, préside les conseils ou donne audience à la cour, personne (hormis quelques chambellans mis dans la confidence) ne s’aperçoit de la supercherie. Dès que Shingen est atteint d’une balle de mousquet, le sosie doit se plier à l’exercice du pouvoir. Et quand le premier meurt, le second s’identifie définitivement à lui. Transfiguré par sa mission, il ne veut plus qu’être digne du seigneur dont il occupe la place. Ce thème du double, illustré par une littérature occidentale allant de Shakespeare à Chesterton ou Pirandello, le cinéaste en retient le jeu des transformations successives, proche de l’anamorphose. En apprenant les détails de l’étiquette, en parvenant à se faire reconnaître, le substitut prouve que toute souveraineté se fonde sur la méconnaissance. Ce fétiche légitimé accède à l’essence de son rôle quand il fait l’expérience concrète des énergies qui se cristallisent sur sa personne. Sa quête d’identité passe par celle de Shingen, dont l’être est resté inaccompli, borné par une responsabilité dont il ne parvenait pas à se reposer, par une emprise de laquelle il ne s’échappait qu’on recourant à cette "ombre", ce masque figé qui dissimulait ses lacunes, ses faiblesses, donc son humanité.


Ainsi le clan Takeda ne survit-il qu’avec un homme de paille à sa tête. Règne du trompe-l’œil qu’il faut savoir manipuler d’une main experte. Que se brise la spirale des évènements contradictoires, que le fils déshérité réponde à l’attaque par l’attaque, au mouvement par le mouvement, et vient l’anéantissement. Étrangement, ce film sur le Japon féodal du XVIème siècle plonge aux sources du courant artistique qui commence à enfiévrer simultanément l’Europe. Le baroque, d’Aggripa d’Aubigné à Calderón, consistait à éprouver la destinée humaine comme caprice, comme comédie. Sans la moindre certitude à laquelle se raccrocher : la vie est un songe. Dans ce monde précaire et mobile, toujours sujet à métamorphose, il n’y a ni vrai malheur, ni vrai désespoir. Les héros, jamais réellement maîtres d’eux-mêmes, sont simplement ballotés par les convulsions incontrôlées de l’existence, condamnés au doute et à la confusion. L’architecture baroque italienne découvre la courbe, infinie ; les grands thèmes de la littérature correspondante sont l’inconstance et la fuite, le déguisement et la folie. C’est seulement en se travestissant qu’on peut atteindre à la vérité, savoir au moins que tout est incertitude. Le film nous balade jusqu’au vertige dans cet univers d’illusions. Par les affrontements nocturnes, les ombres chinoises, le contraste dominant du noir et du rouge, les aubes majestueuses, il atteint les dimensions de la légende. Derrière ce spectacle d’une suprême beauté, le vide. Fini l’enthousiasme de la Renaissance qui exaltait l’individu et croyait aux finesses politiques du Prince. Un siècle après plane la défaite. Les personnages de Kurosawa ont les accents morbides de ceux du Tasse. Mystérieuse correspondance, étrange fraternité par-delà les continents, comme si tous les hommes, au même moment, vivaient toujours un peu au-dessus des mêmes abîmes.


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Voilà pourquoi seigneur et larron se découvrent égaux devant la mort. Pour le second, finir dans une imposante jarre funéraire, embaumé en statue de jade, est aussi atroce que le sort infâmant (être crucifié la tête en bas) auquel il a échappé. Il n’a donc aucun mal à accréditer un regard de maître, à calquer son maintien sur la devise de Shingen ("silencieux comme la forêt, immobile comme la montagne"). Médiatisées via un interlocuteur fictif, les discussions avec ses feudataires illustrent les processus de délibération et de décision, la synarchie d’un cabinet fantôme. Kagemusha retrouve cette posture de figurant d’apparat derrière un rempart de corps immolés pour lui, face à un ennemi omniprésent et invisible. Sa garde est décimée au cours d’une gigantesque partie d’échecs où le roi impuissant est menacé de toutes parts. D’autres notations enracinent le drame dans l’Histoire. Des missionnaires jésuites bénissent les légions engagées contre les Takeda ; leurs meneurs portent des armures modernes, comme les fusils des arquebusiers qui derrière un bastion de bois fauchent les charges équestres. Parfois Kurosawa commente et reconstitue une même scène, comme un doublé ou un bis dans un spectacle. D’infimes indices créent une redondance qui instaure une brusque distanciation : la séquence du nō, le cérémonial des toiles circulaires formant une arène, la complainte traditionnelle déclamée d’une voix gutturale par le prince rival. Les maisons offrent des tréteaux où la vie est un rituel costumé, chacun ayant une fonction à tenir imperturbablement. La moindre faille déclenche un rire énorme, comme pour effacer le sacrilège dans un tohu-bohu, pour recréer l’ordre par excès de désordre. La guerre figure le point extrême de ce chaos méticuleux. Le siège d’une place forte se fait au son des flûtes et au milieu des flammes. La bataille est un immense carrousel, un feu d’artifice aux accents fantasmagoriques, un son et lumière donné pour un seul spectateur, assis sur son petit pliant au sommet d’une colline. Le panorama se déroule sous ses yeux comme dans les tapisseries de Louis XIV.


Méditation sur les affres et la mystification du pouvoir, la lente dissolution qui le sous-tend, les ambigüités du paraître et de la représentation, le film relève d’une géométrie intellectuelle et plastique qui alterne le tintamarre et l’apaisement, les temps forts et les répits, les respirations intimistes et les gestes épiques. Au très long plan fixe du prologue où, dans un clair-obscur bleuté, trois hommes semblent pris dans un troublant jeu de miroirs, succède la course d’un messager aux pieds légers, dragon boueux et carapaçonné qui, sur une musique d’opéra, dégringole les escaliers et virevolte au milieu des soldats endormis, luxueusement chamarrés. Des nuages pourpres surplombent l’horizon à l’apparition du chef ; expiré dans son baldaquin de laque noire, celui-ci se métamorphosera en arc-en-ciel au-dessus des eaux. La logique des nombres qui constitue la trame cachée de l’œuvre rejoint ainsi une symbolique bachelardienne où éléments et couleurs se répondent. Une triple armée manœuvre dans la plaine, avec son infanterie et sa cavalerie — le pair venant diviser l’impair comme Eisenstein l’avait décelé dans les estampes japonaises. L’humanisme cher à Kurosawa, et dont Kagemusha est le héros/héraut aussi tragique que dérisoire, trouve ici sa tournure la plus pessimiste. Répudié, banni du clan, l’ex-faux Shingen contemple le désastre à travers les roseaux et assiste hagard à l’avènement d’un règne emporté par la déraison, fondé sur une intelligence dénuée de sentiment. L’expressionnisme de ses haillons, de ses cernes orange et de ses lèvres violettes nourrissent une vision d’apocalypse. Dernier homme debout dans ce no man’s land, il tient jusqu’à son terme le rôle dont il est parvenu à transcender la matérialité. Que sa mort, par laquelle il rejoint à la fois l’emblème des Takeda et le fleuve où se fondent toutes choses et tous êtres, s’accomplisse comme conclusion de la peinture dantesque du cataclysme est significatif : il n’est de salut qu’individuel. Même le voleur peut y atteindre. Le monde, lui, court naturellement à sa perte : cinq ans plus tard, le grandiose Ran viendra à nouveau le déplorer.


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Thaddeus
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le 2 avr. 2023

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