Deux particularités participent de la splendeur de l’œuvre Kagemusha – L’Ombre du guerrier, justifiant peut-être la souveraineté des gestes stylistiques érigés par Kurosawa.


La première est de l’ordre de la scansion; le metteur en scène mettant patiemment en branle les rouages de son opéra militaire où dansent pouvoir, ambition et démesure. Les actes esthétiques sont puissamment imposés, ancrés durement par une maîtrise à l’abri de toute hésitation. Les images ont beau compter davantage de concordances avec l’univers pictural des tableaux romantiques qu’avec la monotonie des plans cinématographiques, Kurosawa prend soin d’égoutter méticuleusement ses pulsions formalistes, délivrant pudiquement des visions à la colorimétrie éclectique. Lors de périodes narratives localisées, précisément identifiées comme charnières de l’ouvrage artistique, l’ambiance photographique s’abandonne aux rêveries oniriques du réalisateur et font naître des compositions tirées d’un imaginaire tout à la fois excentrique, clinquant et pesant de surréalisme. Kagemusha – L’Ombre du guerrier est un festin de nuances déclinées savamment, autant dans la surenchère esthétique qui fulmine à certains instants que dans la sobriété de ton qui règne majoritairement. Démarche héritée du traitement fauviste des couleurs, sur un monde grisâtre où est plaquée partout une morosité colorimétrique, des parcelles colorées infusent une certaine vivacité formelle. En général, au cœur du récit anxieux qui se compose lentement, rythmé par les processions de conduites ritualisées, prennent forme le trouble et l’aspérité des organisations militaires. Kurosawa s’attarde moins à mettre en majesté la bravoure qu’à souligner le désordre et la fragilité de personnages déboussolés par la perte d’un seigneur, figure organisationnelle qui montre la précarité de l’attirail de soldats concentrés sous une même égide.


Voilà qui conduit à la seconde particularité, ouvrant sur la singularité du long métrage qui évite les jalons de la reconstitution d’affrontements d’armées. Aucun repère géographique permettant la reconnaissance des lieux au spectateur : Kurosawa fonctionne par sautes narratives, œuvrant à un délicat agencement d’ellipses parachutant l’action à des pôles insoupçonnés. Sa fermeture est à l’image de l’intégralité de l’approche qu’il adopte : ne choisir de représenter que les interstices de l’intrigue, optant pour la suggestion au lieu de la monstration frontale. Ainsi, lorsque survient le terrible massacre, affreuse débandade qui proclame la faiblesse d’hommes alimentés de mégalomanie, les corps fusillés et les chevaux lacérés sont positionnés sciemment en hors champ, et leurs cadavres qui se métamorphosent en tapis de chair sur le champ de bataille ne seront qu’après coup auscultés. Il en va de même pour l’évolution scénaristique, qui prend en permanence à revers le spectateur. Les variations topographiques des territoires sont tout aussi inextricables que les fluctuations narratives, transformant l’ensemble des planifications et des consortiums en d’abstraites délibérations où les paroles se déshumanisent par l’effet de mensonges répétés. L’interprétation monolithique des personnages propose de fait un aperçu de la froide insensibilité du milieu militaire; le protagoniste, usurpateur du défunt seigneur, consiste dans cette optique en une rupture au sein du paysage monocorde de l’œuvre. Il impose une dimension humaine qui se matérialise principalement par deux effets : la poignante relation qu’il tisse avec son (prétendu) petit-fils et les cauchemars psychédéliques qui le guettent, dans lesquels il sombre, ployant sous la lourdeur de sa tâche profanatrice.


Il suffit d’observer les éclats de détresse qui défilent au creux du regard, sépulcral, abattu, de ce faux seigneur et vrai va-nu-pieds lorsque, désorienté, il est acculé aux dévastations d’un monde qu’il dirige servilement. Alors reparaît l’humanité qui occupa à tout instant les motifs thématiques de Kurosawa; le protagoniste offre une image parabolique de l’univers social qui le voit tour à tour consacré puis désavoué. Il est la plus pure et immaculée incarnation d’une humanité tailladée et morcelée par les turpitudes de la société.


mile-Frve
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le 20 mai 2022

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le 20 mai 2022

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Émile Frève

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