Le genre de perle sur lesquelles on aimerait tomber plus souvent quand on s'intéresse avec assez de curiosité à l'actualité cinématographique. Le genre de film si peu distribué que même en scrutant à l'avance le calendrier des sorties on passe à côté. Le genre de rêve qui pourrait presque rendre aigri à l'idée que des centaines et des centaines de personnes iront voir le dernier Hou Hsiao-Hsien, du cinéma duquel on dit qu'ici Bi Gan hérite même si il ne s'en est jamais revendiqué. Ils iront voir le monstre de superficalité et de fatuité, et ils n'entendront pour beaucoup pas parler de ta route, de ton concert de pop et ta boule disco.
Mais jamais personne ne pensera ça de Kaili Blues. Parce que Kaili Blues c'est une oeuvre qui allège, comme un rêve cathartique qui repeuple ta réalité lorsque tu sors de la salle obscure. Bonne idée pour lutter contre les produits désincarnés.
Là encore, comme chez d'autres, dans Kaili Blues on retiendra quoi.. peut-être juste un long plan-séquence. Et oui, c'est vrai, c'est beau, c'est bien réalisé. Mais surtout.. ça a du sens, enfin. Et c'est assez incroyable le niveau d'harmonie et d'homogénéité des différents aspects du films, qui atteint tout bonnement son point culminant durant ces 41 minutes.
Car Kaili Blues est un film qui parle de temporalité, et comme quiconque le sait - parce que c'est dans le synopsis - mélange presque imperceptiblement présent, passé et futur, au détour d'une brume venant renforcer le caractère onirique des trajets parcourus.
Car dans Kaili Blues, tout est question de trajets dans l'espace et dans le temps toujours associés dans une indéchiffrable logique. Exactement comme lorsqu'on retourne dans les lieux parmi lesquels on a grandi, et que certains détails sonnent à nos yeux comme des échos d'une vie passée - la nôtre - lorsqu'ils ne nous donnent pas réciproquement la sensation d'entrer en correspondance avec certains aspects de notre vie présente, ou encore du futur qui semble se profiler sur notre chemin.
On ne gardera pas pour autant un goût de nostalgie sur les lèvres tant l'ensemble tend à un onirisme flirtant avec le merveilleux qui donne au film son genre que j'affectionne tant - Mystère. On retrouve en revanche une récurrence d'idées et même de formes qui se fait sans jamais éffleurer la vaine redondance.
La circularité est en effet à la fois mouvement et motif central : mouvement parce que des événements et des histoires font écho aux personnages entre la première partie (pré-plan-séquence) et la seconde (plan-séquence et les quelques scènes qui s'en suivent), qui permettent à certains acteurs de représenter plusieurs personnages à la fois (l'ancien amant mort qui revit à travers la chemise et qui retransmet la cassette audio... à une jeune femme qui nous évoque une autre femme défunte avec sa boule disco suspendue...) tandis que certains personnages sont représentés à l'inverse par plusieurs acteurs (Weiwei).
Quant à la circularité en tant que motif, elle est présente partout, et dans la plupart des éléments physiques symboliques d'un temps précis, si ce n'est dans la représentation de l'écoulement du temps, que ça soit en avant ou à rebours : que cela soit dans la boule disco déjà mentionnée, dans les moulins à vent immobiles, le ventilateur et ses hélices qui tournent dans les deux sens ou encore bien entendu tous les cadrans d'horloge dessinés par Weiwei.
Si l'on y prête attention, ce découpage temporel qui se juxtapose à un entremêlement fait partie intégrante de la mise en scène, même hors du plan-séquence. Ce sont bien souvent les dialogues qui permettent de donner des indications sur les ruptures, c'est pourquoi on retrouve à plusieurs reprises des sortes de temps de latence entre les questions et les réponses (entre Chen et son frère notamment), ou encore des ruptures de sens dans les échanges (Weiwei parle de ses devoirs lorsqu'il s'agit de regarder la télévision). A plusieurs reprises le cadre marque des séparations entre les personnages, de même qu'inversement certaines séquences utilisent les reflets pour mettre sur un même plan deux personnages, un effet certes loin d'être innovant mais qui trouve ici un écho thématique particulier.
Car dans Kaili Blues toute la question est cet équilibre entre fracture (spatiale, temporelle...) et juxtaposition qui se rencontrent, entre les pères et les fils, entre les femmes et les amants, entre les vivants et les morts... ce qui permet de créer bien souvent un certain sentiment d'étrangeté, celui-là même qui confère un caractère onirique à l'oeuvre dans son ensemble.
Voilà.
Le genre de perle dont il est difficile de parler, tellement l'expérience est, comme souvent, sensorielle avant tout. Le genre de film qui crée une passerelle si paradoxalement tangible entre le monde du cinéma et celui du rêve qu'il mériterait qu'on se restreigne à composer pour toute critique quelques vers abstraits à l'image de ceux de Chen qui parsèment le récit.
Le genre de rêve qui donne envie de prendre la route malgré le temps maussade et les écueils du cinéma contemporain. Parce que Kaili Blues c'est une oeuvre qui allège, comme un rêve cathartique qui repeuple ta réalité alors que tu sors de la salle obscure...