Koyaanisqatsi
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Koyaanisqatsi

Documentaire de Godfrey Reggio (1983)

« Koyaanisqatsi » est un mot hopi qui signifie « Vie folle, vie tumultueuse, vie en déséquilibre ». C’est aussi le titre d’un film de Godfrey Reggio sorti en 1982, avec une musique composée par Philip Glass, et une photographie signée Ron Fricke (Baraka, Samsara…). Ce film documentaire est singulier à plus d’un titre : absence totale de voix-off, de personnages et de trame narrative, il repose entièrement sur un montage astucieux de différentes images de la réalité. Filmé en quatre ans et monté en trois ans, ce documentaire unique traite de l’opposition, ou du moins du rapport, entre deux mondes : celui de la nature et celui de l’homme.

Malgré le caractère minimaliste du film et l’absence de scénario apparent, ce documentaire a bien une histoire, un propos. Il n’y a pas de chronologie narrative, mais bien une chronologie en termes d’idées. Le film s’ouvre sur un dessin hopi, suivi d’un plan d’une fusée qui décolle. Ensuite, pendant une vingtaine de minutes, des images de la nature alors inaltérée par l’homme sont montrées : canyons, ruisseaux, nuages… Puis, progressivement, l’homme s’installe dans cet univers : exploitations agricoles, usines, buildings, et même explosions nucléaires. L’heure qui suit se concentre sur le rapport entre la technologie et l’homme.

Une question se pose alors : comment le film arrive-t-il à véhiculer certains messages compte tenu de l’absence totale de paroles ou de commentaire audio ? Koyaanisqatsi est clairement différent de certains pensums en apparence similaires tels que Home de Yann Arthus-Bertrand qui nous assaillent de messages bien-pensants à travers une voix-off omniprésente comme le ferait certains films de propagande. Ici, le film se contente de filmer le réel et de le monter. Cette mise en scène qui peut sembler objective ne l’est pas, puisqu’à travers le montage, la musique ou le cadrage, Reggio fait des choix qui imprègnent le film de sa subjectivité. On peut ainsi dissocier différents messages et différentes idées.

Reggio fait ainsi contraster les plans de nature du début avec les plans de constructions humaines. Les premiers sont lents, les formes courbées de la nature sont magnifiques. Les plans des hommes sont en revanche presque uniquement constitués de lignes droites, de perpendiculaires… Ils sont rapides, Reggio n’hésite pas à utiliser les accélérés à foison. Cet effet est renforcé par la magnifique musique de Philip Glass. Cette dernière est d’ailleurs presque aussi importante que les images qu’elle accompagne. Reggio avoue même qu’il choisissait parfois les images en fonction de la musique déjà composée, et pas l’inverse. Il y a une réelle harmonie entre l’image et le son. En un sens, on pourrait presque dire que la bande-son remplace la voix-off, et qu’elle en dit d’ailleurs bien plus que n’importe quel commentaire audio. Alors qu’elle est plutôt lente dans la première partie, elle accélère par la suite, après l’apparition humaine. Elle devient répétitive, aliénante… jusqu’à complètement exploser et s’arrêter. Le montage suit, les plans accélèrent, il y en a de plus en plus, de plus en plus rapidement, avec de plus en plus de monde… L’homme a déréglé quelque chose, l’harmonie de la nature.

Le film s’inscrit clairement dans la lignée des préoccupations environnementales de l’époque. Les années 1970 et 1980 sont marquées par une prise de conscience du problème de l’écologie et du développement durable. Des fictions comme Soleil Vert traitaient déjà de l’insoutenabilité du système actuel. Mais Koyaanisqatsi semble être un des premiers documentaires sur le sujet, et sans doute le meilleur. Le mot hopi Koyaanisqatsi veut également dire « Un mode de vie qui appelle une autre philosophie de l’existence » (toutes ces définitions sont données à la fin du film, et constituent les seuls textes de ce dernier). Ainsi, cette rupture à la fin, cette sorte d’apothéose marquée par l’arrêt de la musique lorsque tout « explose » est suivie par des plans de la nature à nouveau. La seule solution serait-elle de tout détruire pour tout recommencer ? L’homme est-il condamné ?

Koyaanisqatsi montre clairement l’aliénation de l’homme moderne. Par exemple, un plan mémorable sur Wall Street avec une sorte d’effet fondu montre les hommes comme s’ils étaient des fantômes, des spectres. Bien entendu, si Reggio a choisi Wall Street, c’est sûrement pour montrer la vacuité des traders, de la bourse, de l’économie. Est-il en train de les blâmer ?

La plupart du temps, les êtres humains sont montrés comme une masse indissociable, comme du bétail. À l’image des technologies qu’ils créent, les hommes sont des copies de copies de copies… Par exemple, un plan montre une usine de fabrication de saucisses en accéléré. Le plan qui suit montre des hommes montant des escalators, également en accéléré. À la vision de ces deux plans, l’analogie est claire : les hommes ont autant d’identité, de personnalité, de différences que les saucisses du plan précédent. Leur mouvement est le même, ils vont à la même vitesse (sans doute grâce au timelapse), etc. C’est un exemple d’association que l’on fait en regardant le film, qui utilise effectivement constamment l’effet Koulechov. Même si on ne le remarque pas forcément, le lien est fait inconsciemment. Les choix de montage sont donc tout sauf anodins.

Lorsque, par exemple, Reggio monte successivement deux plans qui se ressemblent : l’un d’une ville en vue aérienne et l’autre de circuits d’un microprocesseur au microscope, la métaphore est également limpide. L’homme est aussi minuscule et insignifiant qu’un électron. Les hommes sont organisés de la même manière que les puces électroniques. Ce n’est qu’une affaire d’échelles, et Koyaanisqatsi montre à quel point elles sont futiles et insignifiantes. Le film déconstruit les échelles spatiales, mais également les échelles temporelles. Aucune indication de temps n’est donnée. Le film alterne constamment ralentis et accélérés. Il utilise un intervallomètre afin de réduire en quelques secondes des mouvements qui durent plusieurs journées. D’ailleurs, une des particularités de la langue hopi est qu’il n’y a pas de mot pour désigner le temps, qui est dans le film imperceptible.
En faisant fi des échelles, Koyaanisqatsi montre que le cinéma est capable de faire ressortir des éléments du réel avec encore plus de profondeur et de complexité que l’œil humain. En ce sens, il rejoint la théorie du « kino-pravda » (ciné-vérité) de Dizga Vertov. Pour ce dernier, le cinéaste avec son « kinoglaz » (ciné-œil) peut capter la réalité et l’amplifier, en faire ressortir la vérité à travers la technique (le montage, les accélérés, les ralentis, etc.). Il est d’ailleurs intéressant de constater que le film de Reggio présente de nombreuses ressemblances avec L’Homme à la Caméra, sorti un demi-siècle auparavant. Les deux films avant-gardistes montrent des foules tantôt au ralenti, tantôt en accéléré, qui symbolisent une époque folle et déséquilibrée. Difficile de ne pas voir en Koyaanisqatsi une sorte de symphonie de ville dans la manière dont Reggio filme le monde urbain et, surtout, dans l’omniprésence de la musique.

Cependant, même si Reggio filme les dangers des avancées technologiques, il ne se limite pas à cela. Loin de les blâmer, il en fait souvent ressortir l’esthétique. Les plans des bâtiments architecturaux, des routes, des voitures, sont souvent magnifiques. Reggio voulait, comme il le dit lui-même, filmer « la beauté de la bête ». On peut également noter que Reggio ne se contente pas de montrer l’uniformité des hommes à travers des accélérés les montrant comme une masse. Il lui arrive également de faire des ralentis dans la rue, laissant ainsi au spectateur la possibilité de s’attarder sur certaines personnes, de constater qu’ils sont tous uniques et différents. Par exemple, le plan avec les serveuses de Las Vegas qui posent, un des seuls plans fixes du film, montre paradoxalement à la fois l’artificialité de ces personnes, mais aussi leur grande humanité. Leurs couleurs, leur nombre renvoie au « CASINO » de l’enseigne, qui métaphorise le capitalisme. Les serveuses, quant à elle, montrent qu’il y a quelque chose derrière ce casino, des gens en apparence uniformes (vêtements…) mais en réalité tous différents (visages…) qui font fonctionner ce système.

Le message que veut faire passer Godfrey Reggio n’est donc pas toujours clair, mais c’est bien là son intention. Pour le réalisateur, et il le dit lui-même, l’objectif n’était pas de faire passer un message, autrement son film s’apparenterait à de la propagande. Son but est simplement de provoquer une rencontre entre le spectateur et le film, véritable objet audiovisuel unique. En regardant Koyaanisqatsi, impossible de ne pas se poser de questions, même si les interprétations divergent. C’est au spectateur de se faire son propre avis, sa propre interprétation sur ce monde désordonné.

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le 6 nov. 2013

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Ebow

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