J’ai beau fouiller mon esprit, renverser mon cerveau pour que tombent des souvenirs, rien n’y fait, les deux dernières réelles claques que je me suis prises sont cinématographiques. Je parle des claques qui font mal, celles qui laissent une marque quelque part en vous. Un réveil, un sursaut de conscience qui n’attendait rien d’autre qu’une petite poussée pour se retrouver au milieu de vos pensées.
Koyaanisqatsi fut une claque. Sévère et violente, alors que la main a frappé tout doucement votre visage. Le film propose des images d’une telle pudeur qu’il est difficile de pointer un autre coupable que soi-même dans l’affaire. Souvent les réalisateurs cherchent un point de vue, une morale quelconque que le spectateur pourra retenir. Alors même si les images ici présentées ne sont pas toutes innocentes – le paysage bloqué par les constructions – il est agréable de voir le recul que prend le réalisateur. La caméra est posée, stable, offre une image simple, seules quelques rotations viennent ça et là rompre la monotonie.
Si le film ne propose pas de narration à travers les actes, il y a pourtant une réelle cohérence dans les enchainements de plans. L’image s’anime de plus en plus pour finalement être inondée par cette foule qu’elle n’arrive pas à capter contrairement aux étendues sauvages. Le rythme s’accélère et c’est là qu’éclos le vrai propos du film.
L’Homme existe en tant qu’individu, par contre il n’est qu’une fourmi dans la masse.
Je connaissais la métaphore bien sûr, comme cette phrase récurrente qu’on entend chez les plus jeunes : « Non mais moi je suis différent ». Sachant qu’ils disent tous ça, c’est finalement la personne normale qui devient différente des autres. Mais dans Koyaanisqatsi, tout est normal. De ce vieux dans la rue qui n’attend que du travail à cette femme qui allume sa cigarette. Leur seule différence avec les autres ? Être fixé par la caméra à un moment X. Être le centre d’attention pendant quelques secondes et on voit que certaines personnes réagissent mal à cela en regardant la caméra de travers. Les Hommes sont différents, ont des réactions différentes, pourtant dans la masse, il n’y en a que certains qui existent. La fourmilière vomit, sans distinction, par dizaine ses travailleurs.
Mais tout ça je le savais, ce n’est en aucun cas une révélation. Par contre je ne l’avais jamais vu ainsi. Des clips de Damien Saez sur la société de consommation en passant par les tableaux de Warhol, d’aucun n’avait été capable de me montrer la société sous cet angle. Dans ce film je n’étais pas un spectateur. J’étais Dieu, celui qui regarde sa création. Tout ce qui me surplombait était effrayant, mauvais, pas à sa place. L’Homme est un être qui vit sur la terre et dont le but n’est pas d’aller dans les airs, il n’a pas vocation à cela. Les dernières images du film sont d’ailleurs bien là pour nous l’illustrer.
Voir cette fusée exploser ainsi m’a amené au bord des larmes sans que je comprenne pourquoi. La beauté de notre évolution réduite à néant en quelques secondes, notre côté éphémère. Beaucoup de choses m’ont frappées à cet instant précis. Voir la déchéance, la chute inexorable de ce que nous avons bâti. L’Homme n’est pas fait pour aller dans les airs.
Décrire la puissance qu’ont eu les images du film sur ma personne est tout bonnement impossible. Le seul mot qui me vient à l’esprit pour décrire leur force est : bouleversant.
Comme certaines phrases qui vous marquent à vie, des images peuvent venir se graver dans votre esprit à jamais. C’était d’ailleurs la force du court-métrage La Jetée, offrir des images fixes pour qu’on les retienne mieux. Reggio nous les fait retenir alors qu’elles sont en mouvement ici. Des tableaux mouvants qui, pris individuellement, n’ont qu’un impact réduit mais, mis bout à bout, forment un ensemble d’une cohérence et d’une profondeur incroyable.
Rarement des films m’auront autant fait réfléchir sur mon moi et sur notre « moi », car je le sais déjà, ce film va me marquer. Il ne sera pas oublié comme un autre dans les quelques jours. Non il m’offre un os à ronger, un os à la moelle dure et résistante qui ne s’égratignera que si j’y mets toute ma volonté.
La mélancolie des images et la perfection de la photographie liées à la musique absolument incroyable de Philippe Glass ont fini de m’achever. Les 1h 20 sont passées à une vitesse folle là où je pensais m’ennuyer sans dialogues. Je me suis finalement retrouvé avec une musique qui a fait l’amour à mes oreilles pendant toute ma séance. La gravité des notes vient d’ailleurs encore me hanter. La musique habille et fait partie du film comme jamais. Sinistre au possible, elle vient vous assener un coup de massue vous forçant à avaler les images. Quand bien même on voudrait détourner son regard, on n’y arrive pas car le tout est hypnotique.
Ce film m’a donc forcé à voir ce que je refusais à cause, ou grâce (?) à mon individualisme. Dans notre société où la personne passe avant le groupe, il est toujours bon de nous remettre face aux choses telles qu’elles sont vraiment. Il y a de beaux moments de vie et puis il y a la vie, celle qui ne s’arrête jamais et du coup lorsque je suis sorti me promener tout à l’heure, je n’ai eu de cesse d’imaginer cet être qui me regarde d’en haut. Qui « me » regarde, qui ne regarde personne si ce n’est une masse qui se déplace.
Le début magnifique du film est donc contrebalancé par ce constat glaçant, terrifiant. Une remise en question violente quant à ma nature qui me pousse actuellement dans mes derniers retranchements et me fait presque peur. Car après tout ça, la vraie question que je me pose est : Est-ce que j’existe vraiment au milieu de tout ça ?