Amitiés et destins au nord du Saint-Laurent

Les peuples du grand Nord ont tôt bénéficié de la faveur cinématographique, et cela dès le fascinant « Nanouk l’Esquimau » (1922), de Robert Flaherty. Mais certains de ces peuples, restés loin des médias, sont tombés dans l’obscur et la non-visibilité. Exemples, les Innus, grande communauté essentiellement québécoise du nord-est canadien, établie sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent, et qui ne compte plus de nos jours - suicides, toxicomanie, violences et consanguinité aidant - que vingt mille membres.


Naomi Fontaine, co-scénariste de la réalisatrice Myriam Verreault et écrivaine, est originaire de ce peuple autochtone et a souhaité lui rendre un visage. En 2011, elle publie « Kuessipan » (« À toi, à ton tour » en langue innue), recueil que les deux femmes entreprennent d’adapter, après que la réalisatrice se soit immergée pendant plusieurs années préparatoires dans cette communauté.


Émerge de cette immersion dans un texte et dans une culture une touchante histoire d’amitié féminine, plongeant ses racines, brièvement, jusque dans l’enfance de ce duo, puis accompagnant son entrée dans la vie adulte. Mikuan Vollant (Sharon Fontaine-Ishpatao) et Shaniss Jourdain (Yamie Grégoire) se sont juré, enfants, une amitié indéfectible. Mais l’union de Shaniss avec un jeune homme violent qui ne tarde pas à la rendre mère et l’idylle que connaît Mikuan avec un jeune homme blanc, Francis (Etienne Galloy), en même temps que sa découverte de l’écriture, éloignent les deux amies.


Myriam Verreault excelle à recueillir le caractère à la fois absolu et fragile des amitiés d’enfance, et les premières entailles que l’entrée dans l’adolescence leur porte aisément. La voix off de la narratrice, calme et chantante, fusionnant les visages de Naomi Fontaine et de Mikuan Vollant, confère au récit sa part de tendresse et de nostalgie, sur fond d’irréversibilité. Une irréversibilité accentuée par la beauté des paysages hivernaux dans ce Nord Québec, et par leur irréalité presque onirique.


En contrepoint, l’élégance légèrement décalée, pour une oreille occidentale, du parler québécois, ses airs d’énigme constamment renouvelée, du fait de l’étroite intrication du français et de l’anglais acculturé, apportent au quatrième long-métrage de la réalisatrice la touche d’humour et d’ironie permettant d’alléger ce constat sociologiquement pesant, concernant une communauté venue du fond des âges et que l’on pourrait craindre au bord de la disparition. Un humour qui offre une part de légèreté et d’insouciance à la question de l’intégrité culturelle qui traverse le film ; quel choix effectuer : l’endogamie élue par Shaniss, avec ses éventuels écueils mortifères ? Ou l’exogamie caressée par Mikuan, avec ses risques d’impasse et d’incommunicabilité, sans compter la dilution du groupe ethnique ?...


Un questionnement qui agite également plus d’une société occidentale, entre fermeture et ouverture... Singulière actualité de ce film, dont la justesse ne concerne pas seulement le grand nord canadien...

AnneSchneider
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le 24 déc. 2020

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Anne Schneider

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