Un lieu d’Histoire. La quarante-quatrième réalisation d’Alexandre Sokourov, longs et courts-métrages confondus, illustre au pied de la lettre l’expression, en prenant pour point d’ancrage le musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, ville où réside le grand réalisateur russe, anciennement élève de Tarkovski.


Assumant à l’extrême le caractère subjectif de l’œil de la caméra, il va jusqu’à l’incarner en un personnage qui demeurera jusqu’au bout non-défini ; être purement voyant, jamais visible à l’écran et plus ou moins fantomatique ; certains des personnages côtoyés, rares, le percevront, d’autres non. En revanche, il cheminera à travers les nombreuses salles de l’immense musée en compagnie d’un autre spectre, celui d’Astolphe de Custine (1790-1857), petit-fils du Général révolutionnaire Adam Philippe de Custine (1740-93) qui mourut décapité, et lui-même homme de lettres, homosexuel notoire, qui publia « La Russie en 1839 », et dont la mère, Delphine de Custine, donna son prénom au roman de Germaine de Staël, dont elle était l’amie.


On se souvient de la sensation cannoise de 2002, avec la découverte de cet immense plan séquence de 96 minutes, le premier de l’histoire du cinéma à atteindre avec succès une telle longueur. La prouesse ne réside pas seulement dans cette durée, mais aussi et surtout dans cette infinie virevolte de la caméra qui, d’une salle à l’autre, révèle différentes scènes de l’Histoire littéraire et politique de la Russie, la continuité filmique assurant le liant par-delà les ruptures temporelles de ce gigantesque kaléidoscope historique qui s’étire du XVIIIème siècle à nos jours. Somptuosité des costumes, ballet des centaines d’acteurs et de figurants... Le spectateur occidental ne déchiffre pas toujours immédiatement l’époque devant laquelle vient de le conduire l’ouverture des portes de telle ou telle salle. Mais quelques indices, des noms célèbres, des bribes de conversations, lui permettent de cartographier le temps. Et, quoi qu’il en soit, c’est toute la Russie ancienne qui s’offre là, dans son raffinement, son faste, sa francophilie...


Pris de vertige esthétique devant la beauté des images, le spectateur se laisse porter, entraîner par le flux narratif d’une caméra devenue aquatique et qui semble se mouvoir à travers l’espace et le temps comme si ces deux dimensions avaient fusionné en une seule, une grande mer baignant toutes les époques. De fait, la caméra glisse d’une scène à l’autre ou parmi les silhouettes avec une fluidité parfaite, survolant parfois les têtes aussi naturellement que si elle se contentait de regagner une autre nappe d’eau, si bien que le ravissement du spectateur ne s’interrompt par instants que pour laisser place à une brève perplexité technique, se demandant comment tel mouvement a bien pu être obtenu, mais replongeant sans tarder, happé par le courant.


Bien loin du dépouillement et de la rareté des protagonistes qui marquaient le long-métrage qui révéla Sokourov en 1998 aux cinéphiles français, « Mère et fils » https://www.senscritique.com/film/Mere_et_Fils/377366, on retrouve, dans cette figuration réaliste teintée de merveilleux par un esthétisme forcené, quelque chose du climat régnant dans certains films du réalisateur Wojciech Has, notamment dans « Les Tribulations de Balthasar Kober » (1988) https://www.senscritique.com/film/Les_Tribulations_de_Balthasar_Kober/369947 : les jeunes filles à demi sylphides parcourant les couloirs du prestigieux musée éveillent le souvenir des enfants à demi réels s’abritant sous les tables, chez le grand voisin Polonais. Dans une tout autre direction géographique et presque météorologique, on est surpris de songer au goût pour les fêtes excessives et fastueuses qui pouvait se manifester dans nombre de réalisations du grand maître italien, Fellini. Mais, loin des outrances méridionales, tout, ici, reste nimbé de la délicatesse et de l’irréalité qui baignent les pays du nord, et cela dès les couleurs, surannées, allant des ors vieillis aux bleus pâles.


Une douceur rêveuse qui sied à cette longue dérive au fil d’une eau longtemps paradigmatique mais qui se dévoile dans la dernière scène et l’ultime plan, somptueux : quittant soudain le palais et sa foule pour fixer son œil sur les rives d’un fleuve fumant de froid, la voix off du narrateur referme son commentaire sur une méditation dans laquelle l’homme est appréhendé en tant qu’être « voguant », et même « éternellement voguant ». Tout sauf une fin, donc... Le film prend ainsi des allures d’Arche de Noé, assemblant en ses flancs tout ce qui compose l’éternelle Russie, et voguant lui aussi à l’infini sur l’eau qui enserre et parcourt le pays.

AnneSchneider
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le 27 févr. 2019

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Anne Schneider

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