Quand on pense à l'Arche russe et ce, même sans avoir vu le film, on imagine tout de suite l'aspect purement technique de la chose : unique plan séquence d'une heure et demie en numérique dans le musée de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg. L'idée en elle-même peut faire, a priori, crier les plus optimistes à la révolution technologique et les plus pessimistes à l'exercice de style sans saveur, au travail qui se pense visionnaire alors même que le pari est de l'ordre de la pure maîtrise technique de l'ensemble, de la coordination des acteurs et des décors, des costumes, de la précision de la mise en scène. Je pense pourtant que le film de Sokourov ne penche ni d'un côté de la balance ni de l'autre.
Si ambition technique il y a (et c'est indubitable), Sokourov est parfaitement conscient des lacunes de son pari à l'heure où ce genre de dispositif est rendu possible par l'avènement du numérique.
Néanmoins, le film et son auteur sont russes et on sait bien à quel point la Mère Russie est un terreau d'idéalisme depuis toujours, idéalisme convaincu qui a guidé à la fois Vertov dans l'Homme à la caméra mais aussi la conquête spatiale, le Maître et Marguerite ...etc. Plus significatif encore est le fait que Sokourov s'amuse, on le sait, comme un gosse avec la technologie, de ses toutes premières oeuvres en sépia ou en N&B (Sonata for Viola, La voix solitaire de l'homme) à la photographie changeante de Pages cachées ou de l'Elégie de la traversée.
Deux raisons qui poussent donc Sokourov à tenter le pari insensé (ou du moins difficile, et ceci même à l'heure de la caméra DV) du vrai plan-séquence unique (la Corde de Hitchcock avait déjà rempli le contrat du faux plan-séquence unique à une époque où la technologie ne permettait pas ce genre d'expériences techniques).
Toutefois, Sokourov évite l’exercice de style bête et méchant et le pari technique l’intéresse moins que l’hommage humble qu’il rend à la culture classique et à l’histoire russe.
En ce sens, le film est blindé d’idées géniales. La première d’entre elles est celle de réduire le réalisateur, Alexandre Sokourov, au rang de spectateur. Le cinéaste rentre dans le musée en visiteur et y trouve presque immédiatement un guide qui va lui faire découvrir le musée et avec lui les figures de l’histoire russe, jaillissant comme des fantômes des toiles des grands maîtres. En transformant le dispositif de mise en scène en écriture scénaristique, le film évite d’abord l’exercice de style. En effet, Sokourov est le visiteur, donc le spectateur, qui tient la caméra, envisagée comme une vue subjective ici. Mais le sujet ici, c’est autant le cinéaste que le spectateur dont les regards se confondent et se substituent l’un à l’autre. De fait, le réalisateur joue à l’ignorant et se laisse guider, de la même manière que le spectateur qui regarde le film. C’est cette écriture qui justifie le long plan-séquence qui constitue le film, parce que le but de Sokourov est de filmer ici le mouvement du visiteur dans son entièreté (rien ne justifie alors la coupe).Et le visiteur, c’est autant le cinéaste que le spectateur lambda qui regarde le film. De plus, comment taxer le film et son auteur de prétentieux alors même que Sokourov se refuse à jouer le didactisme et à prendre le rôle du guide ? Il y a là une interaction particulièrement humble du cinéaste avec ses spectateurs qui méritent d’être soulignée.
Il est bon de constater également que Alexandre Sokourov ne fait jamais étalage de sa mise en scène, précise mais toujours d’une simplicité salvatrice et surtout, parfaitement cohérente avec cette vue subjective qu’impose le cinéaste tout au long du film.
Quant au dispositif de mise en scène, celui de faire de la caméra le simple oeil du spectateur (et de prendre ainsi le contrepied de la tradition vertovienne où la caméra est un objet froid dont il faut exposer les potentialités techniques), que l’on pourrait qualifier nettement plus que le plan-séquence unique, de visionnaire, il renoue simplement avec l’origine même du cinématographe. C’est exactement le même regard qui guide L’arrivée du train en gare de la Ciotat des Frères Lumière et c’est pour ça que la première projection fut un morceau d’hystérie généralisée.
C’est donc une approche résolument passéiste qui hante l’Arche Russe et le cinéaste laisse d’autres indices de ce regard particulier, très loin de la vitrine technique avant-gardiste que l’on veut faire du film. En effet, Sokourov a la brillante idée historiographique qui tend à retranscrire l’histoire à travers le prisme de l’art, de faire jaillir de ses tableaux (sur lesquels il s’attarde avec tendresse et délicatesse) les fantômes de l’histoire. Mais Sokourov porte un regard songeur et fasciné à la fois sur les toiles du musée (le cinéaste est passionné de peinture classique) mais aussi sur les figures de l’histoire russe qu’il filme avec une passion triste, presque désabusée.
De fait, plusieurs scènes (j'entends scènes dans un sens générique de passage) sont largement révélatrices de cette idée. La plus belle d’entre elle est sans doute celle où le cinéaste court après les jeunes filles de la noblesse dans le palais, en vain. Epuisé, il s’arrête et les laisse partir devant pour s’attarder sur d’autres esprits familiers. Il y a là une volonté palpable de saisir l’histoire, de se l’approprier, et la conscience défaite que cela est impossible puisque l’histoire est fuyante. La seule réminiscence de cette dernière se trouve alors dans l’art et dans les toiles du musée de l’Ermitage. Autre passage-clé : cette fin sublime où Sokourov s’avoue attristé de la fin du bal. La caméra suit alors la cohorte des esprits qui quittent la réception, mais se retourne, une poignée de secondes, avant de reprendre son mouvement …
On note aussi que c’est peut-être le film où Sokourov s’efface le plus devant son sujet, il est omniprésent mais il est réduit à l’état de simple visiteur éphémère de ces lieux, guidé par un européen énigmatique duquel il écoute sagement les commentaires.
C’est d’ailleurs le principal reproche que l’on peut faire au film (en dehors de ces quelques défauts formels qui résultent de l’utilisation obligatoire du numérique), et à Sokourov, celle de porter davantage un regard de passionné sur ce qu’il filme qu’un véritable regard de cinéaste. On sait que l’œuvre de Sokourov est chargée de références classiques et l’Arche russe sonne comme un hommage émouvant d’un artiste à ses influences, mais il manque cette mise en perspective de ces références, ce dialogue avec les images classiques auxquelles Sokourov doit partie de son cinéma. Il y a des débuts d’approches à ce sujet (notamment celle de croiser passé et présent dans ce mouvement continu) mais tout ceci reste très embryonnaire, voire factice.
En bref, l’Arche russe est moins un morceau d’avant-garde qu’un hommage sincère où Sokourov parle d’art, d’histoire et surtout de lui-même.