Difficile de trouver un angle d'attaque pour aborder ce chef d’oeuvre tant ses multiples facettes sont aussi profondes que variées. Et si c'est bien dans l'ensemble holistique de tous ces aspects, le film dans son intégralité, que réside son impossible perfection (et que j’aurais grandement envie de discuter), je me concentrerai plutôt sur sa somptueuse photographie et comment celle-ci, en plus de plaire aux esthètes puristes, est intelligemment utilisée pour illustrer une thématique essentielle au film, c’est-à-dire le décalage entre mythes, Histoire et vérité. Car non, ce film n'est pas un coquille d'esthète vide comme beaucoup ont pu le dire, mais d'une profondeur thématique et humaine inégalable.

La photographie permet tout d'abord de lui donner son ambiance si particulière. En général, elle est lente et prend son temps, avec des plans fixes ou de lents push-in, non pas pour laisser me spectateur apprécier ces superbes tableaux (même si, hehe, on a le droit), mais pour le forcer à se poser dans ce monde, à ressentir et cotoyer ses personnages. Bien que ceci soit d'abord une caractéristique du style visuel de Deakins, le montage l'accentue.
Si Deakins s’est sans doute inspiré de la composition millimétrée chère au westerns de Leone ou autres, il délaisse la tendance dans ces films à iconiser l'image, à forcer les acteurs à quitter pour un temps la peau de leur personnages pour adopter des poses mais peu naturelles au profit de la composition. Car cela irait à l'encontre du principal but du film, qui est l'élaboration de la complexité, du triste réalisme de ses personnages. Par exemple, la scène mythique du braquage est caractéristique du style adopté par Deakins. Seule la lumière du train et de la lampe de Jesse suffisent à éclairer cette scène où l’obscurité est prédominante. en gardant une image extrêmement claire et précise grâce à des composition magnifiques, certes, mais très simples. C'est somme toute filmé de manière perfectionniste (les compositions) mais très "naturelle" (les lumières); le premier permet au spectateur de ne pas détacher ses yeux de l'essentiel; le second, de ne pas empêcher l'immersion.
Ce style visuel est caractérisé par une grande maîtrise des mouvements de caméra, souvent des push-in ou pull-backs, lents et parfaitement stabilisés, exploitant la profondeur des décors et ancrant mieux les personnages dans leur environnement tridimensionnel. Ces lents mouvements, parfaits, accentue aussi chez le spectateur, inconsciemment, le sentiment d’inéluctabilité des événements qui se produisent, le lent mais certain rouage qui mène vers la mort. Cette froideur visuelle est utilisé dès que le véritable visage de Jesse est dévoilé, celui d’un homme violent et lâche qui n’arrive pas à être à la hauteur de son propre mythe. Cette esthétique est utilisée lors de scènes mettant directement Jesse James en action.

Cependant, il y a certaines scènes qui vont à l'encontre total de tout ce que je viens de mettre en avant. Elles sont au contraire, très chaleureuses, très stylisées, aux images telles de vieilles photographies, effet porté par des jeux optiques tels que la décomposition des couleurs ou le flou coins (grâce à un objectif créé spécialement pour le film). Cet effet peut paraître racoleur de prime abord, mais il porte en vérité une valeur thématique très importante. Il est utilisé pour donner une image vieillie lors de scènes de transition, accompagnées d’une voix-off détachée mais teintée d’une grande mélancolie. Ces scènes décrivent toutes la vie de Jesse James au lieu de la montrer, comme vues de l'extérieur. Et le portrait que toutes dressent est aux antipodes de celui dressé par les scènes où Jesse est en action et non pas décrit par la voix off. Elles racontent un mythe comme s’il s’agissait d’une vérité historique, celui d'un homme se rapprochant plus d’une divinité, d'un homme aux grands sentiments, que d’un être humain.

Et c’est là la véritable force de la photographie, qui contraste une esthétique froide pour montrer le vrai visage de Jesse, avec une autre esthétique beaucoup plus onirique, et moins réaliste, utilisée dès que le mythe faussement historique prend le dessus sur la réalité et les faits. Et c'est là une grande thématique du film. C'est le tiraillement même de Bob Ford qui est mis en abîme, accentué, mis en avant par rien de plus que des images. Elles sont belles, certes, mais surtout elles montrent le triste décalage au centre de la tragédie de ces deux personnages. Le véritable Jesse James n’était pas celui que le mythe a créé et que l’Histoire a retenu; c'était un homme d'abord rude, grossier, violent, puis peu à peu pris d'une infinie mélancolie lorsqu'il commença à se prendre les pieds dans le tapis de sa triste double identité. Un homme dont la conscience du destin inévitable, la mort, déjà terrible pour le commun des mortels, est décuplée par la conscience de la divinité qu'on lui octroie. Le mythe le veut immortel, mais le temps passe, rendant la douleur qu'a Jesse à l'idée de sa propre mort de plus en plus gigantesque. Et il entraine avec lui dans propre tragédie tous ceux qui l'ont touché de près, Ed, Charlie, Robert. Cette prise de conscience se répand, dévore pas à pas ses anciens partenaires à mesure qu'ils vieillissent. Et aussi le spectateur, celui qui y est sensible en tous cas.

Car oui, en bref, il y a peu de films qui réussissent à s'infiltrer si profondément en moi et à me transmettre spontanément, sans même que j'aie à y réfléchir, des idées, des sensations, des sentiments, des questions, sans même qu'ils soient explicités ou discutés, dans ce film de peu de mots. Quand on sort de ce film, on a l'impression d'avoir vécu une vie. Tout ça grâce à des images, certes, mais surtout grâce à un ensemble osmotique parfait qui établit une connexion directe, sans fil, avec mon cœur sans même passer par l'intellect ou la réflexion.
Bref, c'est vraiment un film sans égal et profond comme nul autre. C'est du cinéma qui parvient à se hausser au niveau d'autres médiums comme la musique ou la littérature qui, selon moi, ont une bien plus grande profondeur, capacité à s'infiltrer émotionnellement dans le spectateur/ lecteur/ auditeur par tous ses pores, et surtout à faire spontanément germer en lui/elle de vastes idées et réflexions sans passer forcément par l'intellect, mais directement par le cœur.

Alors ceux qui crient coquille vide, ils savent où ils peuvent se mettre leurs cris, ces nazes !

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le 4 oct. 2022

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Gandoulfe

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