Il ne faudrait pas que ce film intense et sensible, aussi physique que mental, passe à côté de son public. Un public qui pourrait être large et englober aussi bien les adeptes de sport et de reportages testostéronés que les friands, en principe plus calmes, d’intrigues dites psychologiques. Devant ce long-métrage de Kieron J. Walsh, les premiers auront l’impression de s’aventurer derrière la scène et de visiter les coulisses, les seconds auront le sentiment d’explorer ce domaine passionnant et inconnu qu’est la psyché d’une bête de sport. Avec une intelligence remarquable, le réalisateur et co-scénariste britannique, secondé par Ciaran Cassidy, organise très patiemment et progressivement les différents aspects entrant en jeu dans l’intrigue. Et c’est bien la dimension animale qui est tout d’abord soulignée, le héros apparaissant à l’entraînement, dans sa chambre d’hôtel, où la caméra précise et subtile de James Mather parcourt la peau transpirante de l’athlète comme elle le ferait avec le pelage écumant d’un taureau.


Le contexte et les enjeux sont ensuite rapidement posés : l’équipe cycliste d’Austrange (joli composé d’ « austral » et de « strange »… ), largement polyglotte (de l’anglais à l’italien, en passant par le français avec accent belge…) s’apprête à prendre le départ du prestigieux Tour de France 1998, une année durant laquelle, historiquement, se sont multipliés les problèmes de dopage. Or ces premières étapes se déroulent en Irlande, jusqu’à ce que la Manche puisse être franchie. Le scénario accompagne ce prologue, avant que les coureurs aient l’occasion de retrouver le savoureux café français, et s’arrête au seuil de ce franchissement.


Dans l’intervalle, le feuilletage scénaristique aura été savamment monté, entremêlant aspects sportifs et aspects personnels et privés. La figure du héros (magnifique Louis Talpe, acteur belge parfaitement anglophone et qui, déjà cycliste passionné, a su se sculpter un physique de champion) se voit précisée : bel et bien « équipier », conformément à ce qu’annonce le titre, Dom Chabol assume le rôle de celui que les Anglais nomment « domestique » ; il fend le vent pour le champion, Lupo Marino, dit « Tartare » (Matteo Simoni), qui court dans sa roue, et il s’écarte sur la fin pour le laisser passer et franchir victorieux la ligne d’arrivée. Travail de l’ombre, héroïsme de modestie, don total de soi au service de la sacro-sainte équipe.


Très vite, les fils s’entrecroisent et la trame se fait plus complexe : la mort du père, en Belgique, pose un choix cornélien : à quel évènement accorder la priorité, le Tour ou l’enterrement ? Quelle famille se choisir ? Une famille professionnelle mais qui, lorsque son rejeton atteint presque la quarantaine, s’avère prête à le lâcher comme un pion désormais inutile, ou la famille de sang, mais avec laquelle les liens, bien que de chair, sont devenus immatériels ? À plus forte raison lorsqu’un père de substitution est survenu, en la personne du soigneur, « Sonny », très humainement campé par Iain Glen. Mais un « père » qui, par ses soins, peut tout aussi bien ramener à la vie que distiller lentement la mort. Est alors posé le problème de l’EPO, soutien indispensable à l’effort mais poison, à la longue, pour les corps, et surtout pour les cœurs. Sur ce chapitre, ce qui apparaît comme un constat dressé est terrifiant, voire scandaleux…


Le scénario ne manque pas d’audace non plus sur le plan sportif, faisant allusion aux rancœurs, parfois anciennes, qui peuvent opposer deux coureurs entre deux équipes distinctes. Et que dire, lorsque le champion s’avère plus velléitaire, moins généreux, plus hystérique et moins fort psychiquement que celui qui est supposé le servir ? La tentation ne sera-t-elle pas forte, pour ce dernier, et légitime, de venir cueillir à son tour une heure de gloire, après des années de sacrifice et d’auto-effacement ?


De façon assez miraculeuse, ce troisième long-métrage du réalisateur britannique gagne sur tous les fronts et parvient à installer une tension et un suspense incroyables, aussi bien sur le plan psychique que sur le plan sportif. Le filmage est varié et l’image magnifique, embrassant la beauté austère et grandiose des paysages traversés, tout autant que le stress et le tourment causés par l’effort physique. La musique de Hannes de Maeyer épouse cette variété et joue habilement sur une gamme discrète mais efficace, allant de rythmes presque technos pour les moments sportifs à des élans plus rocks, lorsque les sentiments sont en jeu.


Un vrai grand film, qui révèle à la fois un réalisateur, Kieron J. Walsh, et un acteur accompli, Louis Talpe.

AnneSchneider
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le 4 juin 2022

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Anne Schneider

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