Le Far West, non moins que le Nouveau Monde, est jonché de vestiges dont les plus connus sont géologiques (les reliefs érodés de Monument Valley), mais d’où les traces humaines ne sont pas absentes. La toponymie, en particulier, atteste l’antériorité d’autres cultures que l’anglo-saxonne actuellement et provisoirement dominante. C’est ainsi que dans L’Homme de la Plaine on entend un nom de lieu ("La Ramée") qui renvoie à l’époque où la Louisiane théoriquement française couvrait une grande partie de l’Ouest actuel des États-Unis jusqu’à la frontière canadienne, tandis que l’action du film est censée se dérouler aux alentours d’une ville dénommée Coronado. Ce nom est celui du conquistador qui, en quête des "Sept Cités d’or", explora le pays jusqu’au Kansas et peut-être jusqu’au Nebraska, avant de revenir sur ses pas et de mourir le cœur brisé. Doublement héroïsé par le titre du film et par la chanson qui accompagne le générique, Will Lockhart est un étranger qui pénètre dans une région sauvage et hostile, un homme errant, sans patrie, et chargé d’une mission ; mais cette mission, sous l’habillage mercantile, n’a rien d’épique ou de civilisateur puisqu’elle vise à venger la mort de son frère. Avec l’explorateur espagnol, Lockhart partage une double vocation christique à apporter le glaive plutôt que la paix, mettant au jour la violence endémique dans le territoire où il pénètre, et à subir le martyre (sa main sera mutilée d’un coup de feu tiré à bout portant, comme celle d’un crucifié). À l’or que convoitait Coronado se substitue une matière moins précieuse, le sel du désert dont on lui interdira pourtant d’emporter fût-ce quelques pelletées. C’est dans le même mouvement qu’il transporte ses marchandises et qu’il s’attribue son projet d’autojustice. Au bout du compte, retrouver l’assassin de son frère est un business parallèle. Et cette ambivalence est lourde de conséquences quant à la nouvelle cartographie morale et politique du genre qui s’avance là.


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Riche en personnages torturés autant qu’en résonance théâtrales et psychanalytiques, l’œuvre développe un récit complexe et sinueux, active des schémas dramatiques et des archétypes empruntés à la tragédie grecque ou shakespearienne — aspects qu’il partage avec La Vallée de la Peur de Raoul Walsh, sorti huit ans plus tôt. Son Roi Lear est Alec Waggoman, qui règne par la crainte sur la ville et le ranch de La Pointe. Mais c’est un monarque vieillissant, déjà à moitié aveugle. Sa seule faiblesse psychologique est l’amour trop exclusif qu’il voue à son fils Dave, frivole, capricieux et vindicatif. Il s’est donc appuyé sur son contremaître Vic, sorte de gendre idéal qui fait office à la fois de nurse et de gendarme. Ce faisant, il a suscité chez ce dernier une légitime soif de reconnaissance, motivé sa revendication du droit à la terre, en même temps qu’il a accentué l’immaturité de Dave. Si Alec est affligé d’un rejeton indigne, c’est qu’il expie une faute ancienne (l’abandon d’une femme pour une autre). Tel Laïos ou Macbeth, il est hanté par un songe récurrent où figure un spectre longiligne qui viendra tuer son fils. Ce présage prend aussi la forme d’un leitmotiv musical lancinant qui contribue à la mélancolie du film, culminant d’abord lorsque Vic ramène sur son cheval la dépouille de Dave et passe sous le grand portique orné de la pointe qui semble représenter la faux de la Mort ; puis lors des funérailles dans l’église mexicaine, l’orgue et sa sombre méditation remplaçant les gaies sonneries de cloches du mariage, Barbara étant coiffée d’une mantille noire, les Pueblos apparaissant comme un chœur antique. L’histoire cultive ainsi une forme de fantastique qui se manifeste notamment dans le pli du temps où Lockhart découvre les chariots du régiment décimé et se recueille devant une tunique et un chapeau débarrassés de tout cadavre. Au seuil de la ville, il doit alors quitter sa monture et revêtir le sel gris cendre du lac. Il venait cueillir sa vengeance, il se retrouve dans le rêve d’un autre.


Mann n’a certes pas inventé la double acceptation de la dette, ni l’hypothèse archi-américaine que les affaires font récit, encore moins le paradoxe plus général du pragmatisme érigé en mythe. Il est vrai que, tous deux entrepreneurs, Lockhart et Waggoman n’incarnent pas le même âge du commerce. Le premier, cœur fermé à ciel ouvert, est celui dont la liberté épouse la circulation sans barrière des biens. Version utopique du libre échange : le champ appartient à qui le travaille, le sel à qui le ramasse. Or voici que des cavaliers s’avancent et le lassotent en disant : ce sel est à nous. Ils incarnent l’économie nouvelle par laquelle advient la propriété. À leur tête, Dave déborde cependant l’utilitarisme moderne et outrepasse ce qui requiert le seul négoce. Il ramène l’échange équitable à sa mouture la plus archaïque. À tout instant, la loi du commerce peut s’équiper de fusils. C’est là qu’intervient Vic, l’enfant adopté par le chef pour rattraper les exactions de l’enfant naturel. Ainsi le capital est une hydre à deux têtes. Dave allume le feu, Vic l’éteint. Mais il y a du polar dans L’Homme de la Plaine, effet de la laïcisation du western par la pratique procédurière du commerce. Dave est un faux coupable, un fin de race dont la fureur n’engage que lui. Le vrai méchant, c’est Vic : calmant le jeu de la main droite, éliminant les gêneurs de la gauche. Entre le dollar et le revolver la parenté est telle que, plus que consanguins, ces deux pôles trouvent à cohabiter dans un seul corps. Il y aurait ainsi une possible traduction idéologique des mots "gémellité", "fratrie", "filiation" qui traversent le film, et de l’infernal jeu de chaises musicales à quoi ils donnent lieu : au sein de la bulle commerciale englobante, tous les rôles s’échangent, s’altèrent, se touchent, se confondent. Il faut donc à Will la jouer très serré pour, à la dernière minute, se désolidariser de cet affairisme armé, et à Mann toute sa parcimonie pour rendre crédible un cow-boy qui n’en a ni les mains (remarque de Kate Canaday) ni la gâchette facile ("no need for that"). Lockhart se doit de résister à la tentation d’exécuter son possible double, ce qui reviendrait à assimiler ses méthodes. C’est en serrant les poings qu’il l’épargne. "Get away from me." Je ne suis pas comme toi.


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Travaillant pour la première fois avec le Scope, Mann maîtrise en orfèvre ce format approprié à peindre les grands espaces de l’Ouest. Il filme de loin l’approche de groupes de cavaliers à travers le désert rude de broussaille et de poussière, offre des vues panoramiques où l’horizon des montagnes bleues est circonscrit à l’intérieur de l’arcade du ranch, campe les silhouettes à contre-jour, sur fond de vaste ciel et de nuages tourmentés. Mais il s’abstient de ne donner que des Enterrements à Ornans ou des panoramas à la Bierstadt. D’une part, il n’hésite pas à utiliser l’axe de la profondeur : voir par exemple la composition du décor intérieur dans l’antichambre de Waggoman inconscient, comparable à l’Annonciation de Véronèse, mais qui n’en dirige pas moins toutes les lignes de fuite du plafond vers la porte qu’emprunte le médecin. D’autre part, il joue sur l’axe vertical, accentuant les dénivellations présentes dans le cadre en ayant volontiers recours à la plongée ou à la contre-plongée, souvent utilisées tour à tour, en champ-contrechamp. Cette maîtrise de l’espace, qui est l’un de ses traits les plus distinctifs, n’empêche pas la pierre, le pâturage ou la butte de fonctionner aussi de manière symbolique, de pourvoir en matière les plans que l’on admire comme une exposition de peintures phosphorescentes. Des chariots brûlent orange vif sur la blancheur des salines, des balles ricochent avec un impact sec et poudré sur un rocher, Lockhart est traîné sur un sol de cendres. Structures, lignes et textures sont saisissantes, nourries par la miscibilité des couleurs et des éléments. Scène célèbre : le héros est ceinturé par deux hommes tandis qu’un troisième lui ôte son gant et lui tire sadiquement une balle dans la main. Plan de la main, puis plan du visage de Will, tordu par le mépris et la souffrance, au moment de la détonation hors champ. On jurerait qu’il y a une coupe entre les deux images, mais non : juste un mouvement ultrarapide de bas en haut, une diagonale de fou.


Par une convention hollywodienne qui rappelle aussi les romances de Shakespeare (Le Conte d’Hiver), les motifs tragiques cèdent pourtant à une conclusion heureuse. Le décor confortable et harmonieux de meubles de pin et de porcelaine chinoise bleue et blanche constitue, dans la wilderness poudreuse et virile du Nouveau-Mexique, une incrustation toute féminine de la Nouvelle-Angleterre, et le Blue que Whistler et Rossetti collectionnaient à cette époque s’harmonise superbement avec les yeux clairs de Cathy O’Donnell ; de même, un air comme Appalachian Spring d’Aaron Copland "marie" chastement le couple Lockhart-Barbara. Il n’est pas excessif d’estimer que L’Homme de la Plaine marque l’apogée de ce qui caractérise la grandeur du cinéma mannien : le désintérêt pour le prêche au profit du descriptif, le refus de l’épanchement verbal au profit du geste, la défiance à l’égard du pittoresque au profit de l’utilitaire. La beauté s’impose chez lui comme de surcroît. Il s’attarde avec une superbe hauteur au moindre bruissement de la prairie, au moindre effarement du bétail. Ses motifs formels excluent toute inclination emphatique et sont toujours calculés pour accompagner l’action. Son style net, tranchant, rigoureux, soucieux de saisir une vérité sans la transformer en spectacle, ne cesse de rechercher les manières de situer l’homme dans l’environnement, tant affectif que topographique. Le paysage ne succombe à aucun folklore : minéral, aride, imposant parfois mais jamais idyllique, il dessine la géographie d’un véritable désarroi intérieur. Préfigurant les westerns du crépuscule des années soixante, ceux de Mann concluent inexorablement à l’inanité de la vengeance et de la violence. Avec eux le genre évolue mais il conserve sa grandeur, comme si la majesté de la nature qui s’ouvre à la mort pouvait racheter tout un chacun, comme si l’expression active des passions les purifiait. En manifestant l’exigence d’une nécessité pour toute chose (que ce soit un point d’eau, une étendue de rocailles, une arme ou un sentiment), ils assurent à leur auteur le statut d’un classique, au sens que le XVIIème siècle français a conféré à ce terme : celui d’un art de mesure, au service d’une morale supérieurement exposée.


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le 18 août 2019

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