L'Horloge
7.6
L'Horloge

Film de Vincente Minnelli (1945)

/ Suspendre le temps, pour commencer à s'aimer /

Tout commence avec le talon cassé d'Alice, qu'elle perd au bas d'un escalator. Comme une aiguille cassée, première perte qui sonne l'arrêt d'un temps, pour permettre la naissance de l'amour, temps qui, lui, est nécessairement suspendu et voué à l'infini. Dans l'affolement de cette perte, où l'on voit Alice s'en prendre à Joe, cette première scène, à la chorégraphie comique, annonce déjà la complexité des chemins à parcourir pour être réunis, parmi une foule d'inconnus qui sillonnent la ville, jamais à l'arrêt. C'est Alice qui sonne Joe, criant après lui « hey soldier ! », le priant de venir à elle, ce qu'il fait, par l'escalier, avec toute l'innocence de l'étranger qui ne semble pas connaître la cadence qu'impose New York.

Alice s'engouffre ainsi par un escalator dans une précipitation qui lui fait perdre ce talon, celui avec lequel elle suit quotidiennement le pas minuté des new-yorkais. La marche et le cours du temps sont ainsi rompus, Alice et Joe se rendent chez le cordonnier le plus proche, où l'on peut voir inscrit sur la porte vitrée : « shoes repaired while U wait » (vos chaussures réparées pendant que vous attendez). Le temps, celui que sonne la ville, s'arrête donc, pour laisser la place au temps d'une rencontre, possible, qui sera toujours prise entre deux réalités temporelles : celle d'une fulgurance de la rencontre, parce qu'ils n'ont que deux jours pour s'aimer, et celui du temps amoureux, parenthèse sans horaires et promesse de l'infini, illustrée par la nuit qu'ils passent à distribuer le lait en ville. Cadence rompue, et marche déséquilibrée encore, lorsque l'on verra Alice, aux bras de Joe, claudiquer de fatigue après une longue déambulation dans un musée. Une course contre le temps aussi, qui fera asseoir Alice et Joe à l'avant d'une camionnette d'un livreur de lait. Magnifique scène où ils font face au chauffeur, qui espère la venue d'une chanson d'amour à la radio, et où ils sont assis dos à la route et à la nuit, comme s'ils avançaient à reculons.

The Clock est aussi récit de l'inadéquation du temps de la société avec celui de l'amour entre deux individus. Après la première phase d'allongement de cette parenthèse amoureuse par Alice, qui recule sans cesse son départ, vient une autre phase, celle qui vise à dépasser le départ de Joe prévu dans deux jours, et qui consiste à conquérir un temps, qui sera celui de l'attente d'Alice du retour de Joe de la guerre, attente qui ne sera possible qu'aux conditions du mariage, entreprise avant tout administrative et soumise à des délais. A une première partie du film qui consistait à faire durer le temps, viendra la dramatique nécessité pour nos deux héros de s'accorder aux échéances d'un temps administratif, qu'exige le mariage, qui, lui seul, peut signifier aux yeux du monde l'éternité d'un amour.

Aussi, la roomie d'Alice, s'inquiète du retard de cette dernière, en présence d'un garçon à qui elle refuse toute parole, et monologue sur la nécessité de connaître nom et prénom de son prochain avant d'envisager toute relation sérieuse. Un discours raisonnable qui s'affiche à l'écran comme un monologue délirant chez la jeune femme, piégée dans cet isolement complet qui ne lui permet que de suivre un seul chemin, celui d'un temps où l'on se s'égare pas, et où l'on rejette tout ce qui est étranger. Le retard d'Alice lui fera donc débiter à une allure folle tous les principes qui régissent l'attitude que se doivent de tenir les jeunes femmes dans l'appréhension de leur vie future. Une connaissance de l'autre qu'elle n'envisage que dans la connaissance d'un patronyme, au contraire d'Alice, qui ne connaîtra le nom de famille de Joe qu'après avoir risqué de le perdre, patronyme devenu nécessaire puisqu'il sera question d'éviter de se perdre et donc de rester ensemble pour la vie. Alice et Joe incarnent ainsi l'innocence de deux individus qui prennent le temps de regarder le monde et les gens autour d'eux, passant de longues heures à discuter ensemble des comportements généralisés des individus qu'ils rencontrent. Alice et Joe ont ainsi le cœur qui s'ouvre à la connaissance de l'autre, quel que soit le degré d'altérité de cet autre.

/Regagner le temps, pour continuer de s'aimer./

La précipitation dans laquelle se retrouvent Alice et Joe n'est pas sans contredire tous les principes d'une morale sociétale, qui, insufflée tout au long du film comme des vents dont la force viendrait perturber la direction que le couple choisit de se donner, oblige donc tout individu à rester sourd aux avances de l'autre, fait miroiter l'espoir d'une distinction, tout en laissant ce même individu dans un anonymat léthargique et une triste similitude avec son voisin. Un amour qui devient, au cours du film, soumis aux exigences d'une société, qui semble, elle seule, décider du destin de deux individus. C'est encore l'engouffrement des citadins dans un métro qui fera perdre de vue les deux amoureux, dont la douleur de s'être perdus les forcera au mariage, comme seul moyen de contrer la menace d'un retour à l'anonymat et d'une indistinction parmi la masse. C'est sans doute la partie la plus sombre du film, où par exemple, l'on voit Alice, dans l'attente administrative du mariage, côte à côte avec une jeune femme portant la même robe qu'elle.

La distinction qu'a fait naître l'amour se dilue petit à petit dans une foule, qui, en marche avec le temps, s'emploie à détruire tout ce qui naîtrait d'un élan du cœur, et d'une volonté de marquer sa préférence. La société fait ainsi miroiter une autre distinction, qui ne peut être que celle qui sévit dans une société capitaliste, où l'on obtient ce que l'on souhaite plus rapidement, grâce à la privatisation et la connaissance du milieu. Ainsi, le test sanguin, nécessaire à la validation du mariage civil, est encore une manière de suggérer une distinction, celle qui isolerait et mettrait côte à côte deux sangs destinés à se mêler, mais qui demeure, pour Alice et Joe, l'ultime obstacle à leur union. Test sanguin dont ils obtiennent la validation à temps par un laboratoire privé, et mariage civil qu'ils concluent, à temps, en feignant de connaître quelqu'un du milieu. Toutes ces démarches légitiment l'attente d'une épouse, qu'est devenue Alice. La déchirante crise de larmes qui envahie Alice, la veille du départ de Joe, effondrée d'avoir transformé cet instant éternel d'une union, par une accumulation de moments ratés vécus dans la précipitation, nous montrent encore avec finesse, combien le temps détruit tout.
lilioutchka
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le 24 févr. 2012

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