Souvent, le charme des chefs-d’œuvre méconnus va de pair avec la sensation d’injustice émanant du fait qu’ils soient, justement, méconnus. « The Browning Version », tiré d’une pièce de théâtre daté de 1948, réalisé par Anthony Asquith et sorti en 1951, en est un exemple plutôt extrême, sachant qu’il a fait l’objet d’un remake (tout aussi méconnu) en 1994, obtenu plusieurs récompenses dans divers festivals prestigieux et qu’il trône fréquemment en bonne place dans les classements cinéphiles. Peut-être peut-on justifier sa discrétion via son sujet : un professeur de grec-ancien, Mister Crocker-Harris, sur le départ dans le cadre d’un prestigieux collège d’une province anglaise. Peut-être aussi, l’absence de grandes stars au casting, lequel repose principalement sur les épaules sur Michael Redgrave, ex-enseignant habitué aux rôles secondaires. Toutes ces hypothèses jouent certainement un rôle dans la destiné de ce film, mais ce n’est que lorsqu’on se surprend à l’observer que l’évidence saute aux yeux. Il est d’une simplicité tout simplement désarmante, une simplicité entrainant avec elle tout ce qui fait à la fois la complexité et la beauté du langage cinématographique classique, au point qu’on le connaitrait sur le bout des doigts si l’on devait se consacrer à une analyse approfondie de ce long-métrage déchirant d’humanité, relatant l’isolement social d’un professeur d’apparence austère laissant humblement ses collègues coïter avec sa femme.


Cette simplicité transparait notamment dans un plan, aux abords de la trente-cinquième minute, où Crocker-Harris mange paisiblement avec sa femme, la pièce dans laquelle ils sont laissant géométriquement passer la lumière du jour. Cet instant de vie quotidienne ressemble presque à une nature morte : les deux êtres se font face, saisissent leurs nourritures, tandis que le décor laisse fourmiller les détails de leurs vies. Alors que la cloche de l’église retentie, Crocker-Harris se met à fixer sa pendule, derrière sa femme, puis se lève pour aller la remettre à l’heure, tandis que celle-ci ne réagie même pas à son mouvement, démontrant son habitude, et in fine son mépris, vis-à-vis des manières de son mari. Ce moment est relativement exceptionnel, car il est la quasi seule scène de vie quotidienne au sein d’un film dépeignant le quotidien d’un homme prodigieusement pathétique. Mettant en exergue retenu et rigueur, Anthony Asquith dévoile dans sa direction une fine traçabilité psychologique relatant les difficultés amenées par le fait d’être intègre, car c’est tout ce qu’est Crocker-Harris : un homme intègre, académiquement brillant mais piètre pédagogue. Mais surtout, c’est un être étouffant tristement sa propre nature humaine dans une société gangrénée d’hypocrisie.


Fils d’un ancien Premier Ministre du Royaume-Unis, homosexuel refoulé, Anthony Asquith esquisse dans « The Browning Version » les impalpables labyrinthes de constituent l’esprit humain, touchant le spectateur dans presque toutes les zones du sien. Pour comprendre son film, il suffit d’imaginer ce qu’auraient fait d’autres cinéastes : alimenter l’histoire de jeux de mise en scène, de jeux d’intrigues, ajouter des scènes de rêves, instaurer un suspens, même superficiel. Ici, rien de tout ça : le récit se contient dans ce qu’il dispose de plus strictement nécessaire, et c’est de là qu’émerge cette profonde émotion, cette absolue beauté qui hante durablement. Plus haut, nous envisagions de considérer le film sous l’angle d’une analyse, mais après y avoir réfléchi, cela semble totalement infaisable car il est beaucoup trop simple, sa rigueur bien trop discrète, si bien que ces aspects ne se voient même pas, mais ils coulent pour servir la justesse du scénario. Les compositions de chacun des plans sont tout simplement médusantes de raffinement et de modernité, mais laisse plus entrevoir la profonde humanité de son régime pictural, de chaque geste et de chaque regard, que le besoin narcissique d’épater le public. Le film nous emmène dans son personnage, dans sa perception du monde, non pas seulement pour la relater, mais pour donner accès à sa compréhension… En parler avec justesse serait la preuve d’une sagesse dont nous ne disposons pas ici, sachant qu’il y a au moins autant de façons d’entrer dans un film qu’il y a de personnes en nous. Nous pourrions nous attarder plus longtemps sur la circulation des regards mis en scène pas Asquith, également brillant en direction d’acteurs ; sur cette singularité obtenue par un strict conformisme ; sur toutes ces combinaisons de choses qui font d’une histoire austère poussant aux limites de la pitié un récit foisonnant, harmonieux, menant à une cinématographie parmi les plus épurées. Un aboutissement, qui ne serait pas si beau s’il ne se déroulait pas dans la tendre indifférence du monde. Après, c’est comme tout : il suffit d’accepter de se laisser porter !


https://bueespecieuse.wordpress.com/2021/05/30/le-culte-du-dimanche-the-browning-version-le-con-quombre-dun-homme/

JoggingCapybara
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le 9 juin 2021

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