C'est qu'j'ai eu une sacré frousse, camarade général !

Sans surprise, ce film a été fortement critiqué à sa sortie en Russie par les journaux spécialisés – bien qu’étant un succès au niveau du nombre d’entrées – et très apprécié dans le monde occidental, au point d’être nommé aux Oscars de 1960. Depuis, le film a récolté une centaine de prix dans différents festivals internationaux. Les raisons de ces critiques russes sont certainement liées à la vision esthétisante choisie par le réalisateur qui se rapproche d’une vision occidentalisée de la rencontre amoureuse, s’éloignant par là du cinéma purement soviétique.

L’idéal soviétique

Pourtant, les mentalités soviétiques sont partout dans ce film. Dans les attitudes des personnages, dans leurs actions, dans leurs dialogues et dans la quête, tout est ramené à l’image précise du héros qu’incarne Alexeï. Il est ce que l’on pourrait appeler un héros soviétique idéal. Jeune homme de valeur, héros à la guerre, attaché à sa famille, il va pourtant partager le peu de temps dont il dispose pour rentrer chez lui avec tous ceux qui en auront besoin. Il ne laissera personne derrière, dans la difficulté, mué par une sorte d’impératif moral. Il aide son prochain, accepte de faire la commission demandée par un inconnu, et sait rebondir face aux difficultés. Qualité très importantes chez les Russes, il est capable de trouver des solutions, de se ressaisir dans n’importe quelle situation avec en tête son objectif ultime, arriver chez lui.

Cependant cette propagande n’a rien de « lourde », elle est simplement inscrite dans la manière d’agir du personnage et se fait plus le miroir d’une rêverie idéale de la société, bien loin de la figure archétypique peu subtile d’un Stakhanov.

Les attitudes des personnages les uns envers les autres ont elles aussi cette douce empreinte de la pudeur russe, du formalisme soviétique. D’abord, lorsque les deux personnages se présentent, se manifeste une rigidité très formelle : on se tient droit, on se serre la main, on décline son identité. Cela prête à sourire car l’écart avec la scène précédente est énorme, mais c’est une façon, pour nos deux protagonistes, de reprendre contenance. Lui, il est le soldat, elle, une jeune fille seule. Il donne son nom (Alexeï), impose une distance, quand elle offre immédiatement son diminutif (« Choura »). L’évolution de leur relation peut aussi se mesurer dans le changement des noms, puisqu’elle finit par ne plus l’appeler Alexeï mais « Aliocha ». Reste seulement le vouvoiement qui persiste, forme de politesse à laquelle les Russes sont attachés (vouvoiement qu’on perd malheureusement dans les sous-titres mais que les russisants pourront noter !).

La guerre, l’ennemi nazi, un monstre insaisissable...

L’ennemi est ici une figure monstrueuse. Dans la première scène, ce sont les chars qui avancent, qui détruisent tous les obstacles sur leur passage. Ce sont des entités de fer, effrayantes, des destructeurs sans âme. L’ennemi du Soviétique n’est pas humain, n’a pas de valeurs et dans cette vision se lit une forme de propagande suggérée par l’image horrifique : l’animalité est évidente lorsque la bête blessée se recule, panique.
Si le héros réussit à les vaincre, ce n’est pas par une bravoure magnifique, ni un acte de courage flamboyant, mais simplement parce qu’il a eu « une grande frousse » comme il l’explique à son général. Le soldat est un homme, rien de plus et il agit comme tel. Il a peur, veut faire de son mieux pour sauver sa peau et remplir sa mission. Et ça, ben c'est plutôt étonnant dans un film soviétique.

Autre aspect central dans le film, la place des femmes au sein de la guerre. Caractéristique que l’on retrouve historiquement dans chaque pays belligérant, leur rôle est majeur dans l’effort de guerre. Elles ne sont pas seulement celles qui sont restées à l’arrière et qui tiennent l’industrie ainsi que l’agriculture du pays, elles sont aussi à la guerre, infirmières, médecins. Pour celles restées à l’arrière, la guerre est cet inconnu incompréhensible où l’on ne peut vraiment savoir ce qui se passe ni comment la vie s’organise. Les informations qu’elles reçoivent par l’état sont vagues et leur volonté d’en apprendre plus se remarque avec leurs questions pressantes et innombrables faites au jeune Aliocha, dans cette scène où le départ du soldat suscite un fourmillement et une sorte d’assaut sous forme de questions.

Si l’on se penche sur l’image des enfants, nous faisons face à une situation plus ambivalente, leur innocence est confrontée à l’horreur mais pourtant, malgré tout, ils gardent la capacité de s’échapper de la guerre pour retrouver des rêveries oniriques, et c’est joliment exprimé dans le film.

Un renouveau esthétique et l’influence du dégel

Le monde est entré dans une nouvelle phase, celle du dégel. D’où une nouvelle ouverture esthétique, influencée par la politique d’ouverture, et l’introduction d’une vision lyrique de l’histoire. On note comme clin d’œil amusant, les conserves de « singe » (corned-beef) américaines qui s’échangent entre les soldats, évoquant la réalité de la collaboration américano-soviétique durant la guerre, surtout dans le ravitaillement des troupes.

Le train est ici, bien au-delà d’un simple moyen de transport, vu comme espace de rencontre, amicale ou amoureuse. Durant le voyage, le temps se dilate quand Aliocha et Choura sont ensemble, ce qui est appuyé par de longs plans – quelquefois un tout petit peu trop d’ailleurs – et tout ce voyage nous mène à deux séparations qui seront définitives, deux scènes déchirantes et magnifiques, car on sait dès le début que ce soldat ne rentrera jamais chez lui.
Indéniablement un très beau film.
ManouNyu

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24
9

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