Difficile d’introduire La Belle et la Bête mieux que Jean Cocteau ne l’a fait lui-même, il est de ces cinéastes faisant ouvertement appel à la naïveté du spectateur. Non pas une naïveté abusive, mais une simple condition sine qua non pour créer cette relation unique entre l’auteur et son public, le père et son enfant lui contant tout bas à l’oreille « il était une fois... ». Il était une fois un artiste aux amours multiples : amoureux du cinéma, amoureux de la littérature, amoureux d’un certain Jean Marais.

Cocteau (faisons la folie de ne pas taire plus longtemps l’identité de notre fameux artiste) est alors un poète s’essayant au 7ème art, qu’il a expérimenté dans Jean Cocteau fait du cinéma puis dans Le Sang d’un poète. Désormais fort d’une connaissance cinématographique approfondie tant dans le fond que dans la forme, il s’attèle à adapter un classique du conte merveilleux. La Belle et la Bête lui offre l’occasion de marier ses fameuses passions. A son expérimentalisme filmique se mêle la forme classique du conte populaire, sous le terrifiant mais bienveillant regard d’un des plus grands acteurs français de l’époque. Seul ingrédient manquant : la touche féminine. Entre génies, on se comprend, c’est son ami Marcel Pagnol qui lui suggère Josette Day. Un chef-d’œuvre nait.

Comment ne pas être subjugué par le recul qu’a Jean Cocteau, en 1946, sur le cinéma ? Sa manière de le comprendre et de le présenter au spectateur dépasse bien des standards d’alors. Son générique, innocemment tracé à la craie sur un tableau noir par le réalisateur lui-même et ses deux têtes d’affiche, esquisse tout le rapport qu’a Cocteau avec son spectateur. Ce contrat passé entre les deux partis appelle la croyance la plus sincère de l’assistance dans le cinéma, média encore jeunot dans lequel on accepte de se perdre, « ce nouveau petit salarié de nos rêves » comme disait Céline. Cocteau ne s’en détourne pas le moins du monde, et l’assume jusqu’à dévoiler la caméra dans un plan inattendu : « moteur » s’exclame une voix, avant que le réalisateur n’interrompe la prise. Qu’importent les artifices, nous ne pouvons que croire dans ce que Cocteau propose.

L’univers dessiné s’avère remarquablement cohérent et échappe au temps grâce à une écriture légère, fluide, loin des standards au classicisme pompeux que d’autres réalisateurs ont appliqué depuis, plus que jamais aujourd’hui, à l’heure des relectures douteuses des classiques de la littérature. La Belle et la Bête fait parti de ces introductions parfaites au genre du merveilleux, pour les petits comme pour les grands. Les plus jeunes y verront toute la magie, la romance et même l’aventure présente dans le conte, les plus expérimentés pourront toujours s’amuser à comprendre comment vit cette histoire au sein de cinéma de Cocteau, avec ses obsessions de toujours. Ainsi, on retrouve ses thèmes de prédilection, dont la mort ou le miroir, le reflet. A contrario de son précédent film, La Belle et la Bête propose une poésie plus optimiste grâce à la fameuse romance entre ses deux personnages principaux, « l’amour a changé le laid en beau ».

Si l’histoire gravite évidemment autour de ces deux personnages, les autres intervenants ne sont pas en reste. Cocteau a besoin de faire vivre l’univers autour de Belle. Aucun personnage n’est là pour une quelconque décoration superficielle, tous vivent. Cocteau effectue des modifications dans son adaptation et va jusqu’à changer la destinée de certains personnages. Néanmoins, tout s’inscrit dans une logique parfaite, rien ne déteint. La création du personnage d’Avenant, jeune homme convoitant Belle, va dans ce sens. Jean Cocteau en a besoin pour faire vivre en parallèle la Bête, les deux personnages étant interprétés par Jean Marais. Un mystère se tisse ainsi autour de cette ressemblance troublante entre Avenant et la Bête, dont on reconnait, derrière la superbe fourrure, les yeux clairs de son interprète. Le réalisateur l’assume, il en joue et entremêle la destinée des deux personnages.

Cocteau s’inspire de divers horizons pour peindre sa romance. Les séquences d’introductions exposant la famille de Belle ne manquent pas de rappeler les œuvres picturales de grand maîtres flamands peignant le quotidien. Cà et là, on reconnait une touche de Vermeer, alors qu’à contrario, dans les parties plus fantastiques, outre les références littéraires telles Perrault voire Bram Stoker, on sent toute une sensibilité venue de l’expressionisme allemand. Cette multitude de références mêlées à la propre patte de Cocteau enfante une réalisation parfaite et profondément intemporelle. On croit reconnaitre avant tout la touche du cinéma français des années 40 avant de se rendre compte que c’est un dispositif encore plus complexe, plus universel.

Encore aujourd’hui, on s’étonne à propos de nombreux plans que Jean Cocteau a concocté avec le concours de son directeur de la photographie, l’immense Henri Alekan. Comment une telle fluidité est possible dans les trucages ? L’artisanat des effets spéciaux de Cocteau en est la clé, le cinéaste proposant la plupart du temps des solutions très simples offrant cependant des rendus impressionnants. Gardons en tête cette mémorable séquence lorsque le père pénètre pour la première fois dans la demeure de la Bête, avec ces chandeliers s’allumant un par un, mettant en scène une inquiétante magie. Tout le film dévoile ainsi des prouesses formelles conçues avec tout l’amour possible pour le cinéma. Même les plans les plus simples offrent toujours un travail remarquable sur le décor, la perspective ou la lumière. Le moins que l’on puisse dire, c’est que René Clément, alors dans l’équipe technique du film, a été formé à bonne école !

Le seul point qui peut éventuellement faire douter dans le film, c’est Josette Day. Si l’interprète de la Belle ne jure pas avec le reste du film, elle demeure plus en retrait et peine parfois à se hisser à la hauteur de son acolyte, Jean Marais. De manière générale, on pourrait dire que Cocteau travaille avec plus d’aisance le casting masculin du film plutôt que le casting féminin (sans aucun sous-entendu, voyons !). Néanmoins, la superficialité poussée des sœurs ne dessert jamais le récit et la romance principale vit complètement, tant le spectateur est trop magnétisé par la Bête ou par l’univers pour accorder de l’importance à d’éventuelles imperfections.

La Belle et la Bête est non seulement un des plus grands films français, mais aussi un de ces films qui ont marqué l’histoire du Cinéma. L’héritage du film de Cocteau se retrouve partout, ne serait-ce que dans Legend de Ridley Scott ou encore dans Sleepy Hollow de Tim Burton. Début 2014, Christophe Gans aura la lourde tâche de lui succéder. En attendant, il ne faut pas hésiter à découvrir ou re-découvrir le chef-d’œuvre de Jean Cocteau, dont on a probablement pas fini de parler, et tant mieux ! Pour une fois que ça fait plaisir d’être naïf au cinéma, autant en profiter. Merci monsieur Cocteau.

La critique et le test blu-ray sur Cineheroes : http://www.cineheroes.net/critique-la-belle-et-la-bete-jean-cocteau

Les autres articles de la retro Cocteau : http://www.cineheroes.net/category/retro
Lt Schaffer

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