L'essai derrière soi
Il faut imaginer un film comme un lieu. Non pas un simple espace de projection ou de défilement, mais un intérieur où le visible et l’invisible, le dit et le tu, tissent une dramaturgie de la...
le 16 mai 2025
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Il faut imaginer un film comme un lieu. Non pas un simple espace de projection ou de défilement, mais un intérieur où le visible et l’invisible, le dit et le tu, tissent une dramaturgie de la mémoire. La Deuxième nuit, journal filmé d’Éric Pauwels, prolonge l’entreprise amorcée avec Lettre à Jean Rouch (2000) ou Les Films rêvés (2009), mais s’en distingue profondément par son approche sensible de l’expérimentation. Ici, la forme n’est plus seulement une question de fragmentation ou de distanciation, mais de consolation. Car c’est bien à une veillée que nous invite Pauwels, au double sens du terme : l’attention soutenue au monde des images et le recueillement nocturne autour d’un mort – sa mère, dont il évoque les derniers jours. Le titre l’indique : nous ne sommes plus dans la première nuit de la perte, celle du choc et de l’effroi, mais dans la deuxième, celle de l’inscription, du lent travail du deuil.
La singularité de La Deuxième nuit réside dans la manière dont le réalisateur conçoit l’hybridation entre texte et image, entre voix et silence. Si l’on peut être tenté de rapprocher sa démarche des films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet – notamment pour cette attention presque religieuse au cadre, à l’énonciation, à la citation –, c’est pour aussitôt en marquer la différence essentielle. Là où les Straub dissocient radicalement le son et l’image, affirmant une ontologie du montage comme écart (la voix d’un côté, le plan de l’autre), Pauwels préfère l’accompagnement. La voix off ne se veut pas commentaire, ni surplomb, mais frottement, comme un doigt glissant sur la surface d’une image-mémoire. Elle épouse les formes, les humeurs, les souffles, dans une logique de tissage et non de tension.
L’œuvre se construit ainsi par strates, par association d’images super 8 ou DV, les objets de la maison maternelle, les natures mortes surgies dans l’obscurité, les souvenirs d’enfance glissés dans un récit fragmenté. Rien n’est hiérarchisé, tout est mis à égalité dans ce musée intime où la mise en scène devient un acte d’amour. On pense à Chris Marker dans Sans Soleil, mais privé de l’ironie cosmopolite. Pauwels explore un territoire plus restreint, presque cloîtré, avec une attention bouleversante aux détails. Un tissu, une photographie, un ustensile de cuisine : autant de révélateurs d’un affect discret, mais tenace. Il réinvente l’essai cinématographique comme une cérémonie du souvenir. L’expérimentation n’est jamais une posture mais un geste d’hospitalité dans un souci didactique. Il s’agit d’ouvrir la porte à des voix qui ne sont plus là, faire entendre ce qui ne peut plus se dire par exemple. Ce cinéma-là ne théorise pas la séparation des régimes d’image et de son, il les fait converser, comme des parents éloignés qui trouveraient dans le film un terrain d’entente.
Une relation subtile au mythe s’agence – non pas le mythe spectaculaire, opératique, mais le mythe discret, à l’échelle d’un corps, d’une maison, d’une lignée. À bien des égards, le film pourrait se lire comme une variation sur Orphée, mais un Orphée sans descente aux enfers, sans héros, sans lyre – un Orphée filmant depuis les limbes domestiques, refusant le retournement fatal pour s’attarder sur les traces laissées. Les figures de la mère, de la voix, du tissu, de la nuit, agissent là comme des archétypes dépouillés de tout leur apparat pour ne garder que leur valeur de transmission. Le mythe n’est pas convoqué comme narration fondatrice, mais comme structure de mémoire. Il n’est plus l’explication du monde, mais le fil ténu qui relie une voix à une autre, un visage à un silence. Il en va de La Deuxième nuit comme de certains récits de Walter Benjamin : l’événement se dissout dans l’image, et seule la parole, dite à voix basse, peut encore nous en restituer la vibration.
Au fond, le film ne documente pas un deuil, il le met en scène comme un art de vivre avec les absents. Et dans ce choix de l’ombre douce plutôt que de la lumière crue, dans cette attention aux silences qui hantent les objets, il fait du cinéma un mausolée vibrant – non pas pour pleurer la mort, mais pour la rendre habitable. Ce qui est montré est peut-être rêvé ; ce qui est dit ne s’est peut-être jamais produit. Ce n’est pas une trahison de la réalité, mais une manière d’en restituer la complexité affective. Le cinéaste l’exprime : "Je filme non pas ce que j’ai vu, mais ce que je vois en fermant les yeux." Ce regard inversé nous invite à faire du spectateur non un témoin des faits, mais un complice des émotions vécues.
Si l’on voulait situer La Deuxième nuit dans une tradition, ce serait peut-être du côté des œuvres de Marguerite Duras – Les Mains négatives, L’Homme atlantique – ou de Jean-Daniel Pollet – Méditerranée, Dieu sait quoi. Soit un cinéma où l’essai devient une forme de prière, où l’image est chargée d’ombre et de temps. Mais Pauwels y ajoute une chaleur propre, une tendresse tactile, presque artisanale, qui fait de son film un objet de deuil autant qu’un objet d’amour.
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le 16 mai 2025
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