La double énigme est un bijou assez méconnu du film noir, signé Robert Siodmak. Sans doute n'atteint-il pas l'excellence des Tueurs, chef-d'œuvre du cinéaste allemand tourné la même année. Il n'en est pas moins une merveille de virtuosité, notamment grâce au magicien Eugen Schüfftan. Par un jeu complexe de miroirs (procédé déjà expérimenté, entre autres, sur les tournages des Nibelungen et de Metropolis), il produit des effets bluffants de réalisme. Même un visionnage attentif ne permet pas de déceler le moindre défaut lors des confrontations entre les sœurs, interprétées par la même actrice. Un exploit pour l'époque (1946) !

Toutes proportions gardées, cette œuvre est à situer dans la lignée de La maison du docteur Edwardes (Alfred Hitchcock) et du Secret derrière la porte (Fritz Lang), autres thrillers ayant pour toile de fond la psychanalyse, sujet très apprécié alors à Hollywood. L'intrigue, inspirée d'un roman de Vladimir Pozner, est habilement construite par Nunnally Johnson. Ce scénariste de Ford (Je n'ai pas tué Lincoln, Les raisins de la colère, La route du tabac...) et de Lang (La femme au portrait) parvient en effet adroitement à préserver jusqu'à la scène finale l'identité de la meurtrière.

La double énigme offre par ailleurs à Olivia de Havilland l'occasion de mettre en valeur ses talents dramatiques. Jusque-là réduite à incarner des personnages sans grande épaisseur (elle existe à peine face à la fiévreuse Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent), elle se voit enfin confier ici un rôle complexe, où elle montre pour la première fois un visage déplaisant, voire même inquiétant, de manipulatrice perverse qui, par jalousie, n'hésite pas à tourmenter mentalement sa jumelle. Quant on connaît la relation tendue, pour ne pas dire de rivalité, que la comédienne entretient avec sa propre sœur cadette, Joan Fontaine, depuis l'enfance (les deux femmes ont rompu toute relation depuis 1975), on peut presque voir dans dans sa composition une part autobiographique.

Ce film marque aussi le retour en grâce de Lew Ayres (Paul Bäumer dans A l'ouest rien de nouveau), qui avait disparu des écrans à la suite de sa prise de position pacifiste au moment de l'entrée en guerre des Etats-Unis en 1941. On relèvera également l'interprétation débonnaire de Thomas Mitchell, sans doute l'un des meilleurs seconds rôles du cinéma hollywoodien de l'époque. Oscar dans cette catégorie en 1939 pour La Chevauchée fantastique, il fut dirigé par Howard Hawks dans Seuls les anges ont des ailes, Frank Capra dans Monsieur Smith au sénat, La vie est belle et Milliardaire d'un jour, Victor Fleming dans Autant en emporte le vent et L'aventure, Raoul Walsh dans La rivière d'argent, Fred Zinnemann dans Le train sifflera trois fois, Fritz Lang dans La cinquième victime ou encore John Sturges dans Par l'amour possédé.

Réunion incroyable de talents (j'aurais aussi pu parler de la belle composition de Dimitri Tiomkin), La double énigme est disponible dans la collection Les introuvables de Wild Side. Un passionnant entretien avec Hervé Dumont, directeur de la Cinémathèque Suisse et auteur du livre Robert Siodmack, le maître du film noir, est proposé en bonus.

ChristopheL1
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le 5 sept. 2011

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ChristopheL1

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