La Honte
7.7
La Honte

Film de Ingmar Bergman (1968)

Une parabole du couple et de la guerre

Bergman refuse le drame classique dans "La Honte", il lui préfère la parabole. Cela déroute car nous sommes habitués à l'évolution dramatique de situations précises. Une parabole est un récit (proche de la fable) qui doit être décrypté pour en extraire la moelle substantifique. Au commencement, un couple primordial vit sur une île leur rêve paradisiaque. Ils pourraient s'appeler Adam et Ève. Eva est belle et heureuse. Énergique, elle souhaite un enfant. Jan est introverti et inquiet. Ces musiciens au chômage croient en leur amour malgré les incompréhensions réciproques. Plus dure est la chute.


Une guerre civile les submerge : bombardements, parachutages, premiers tués... C'est une guerre anonyme, dans un pays anonyme, à une époque indéterminée... Le couple se jette dans l'exode, constate le massacre systématique des civils aux alentours. De retour chez eux, ils sont victimes des forces gouvernementales et des insurgés. Apolitiques, Jan et Eva ne comprennent rien à cette guerre qui accélère leur crise conjugale. Le monde devient arbitraire, voire absurde, ils tentent d'y survivre dans la terreur. Soupçonnés de soutenir les rebelles, ils sont arrêtés puis relâchés.


Dans son atelier d'illusionniste, Bergman montre les rapports de forces : les ravages de la guerre et les conflits au sein du couple. Pas d'explications. Au cœur de la parabole, le conflit éclate, développe ses métastases sous différentes formes. Le Conflit ou la Discorde se déchaînent. Comment réagissent nos "héros" ? La peur de mourir s'impose, relègue l'amour au second plan. Pour survivre, Jan et Eva accumulent les lâchetés, les trahisons, expérimentent la cruauté. D'où leur honte, comme Adam et Ève quand ils prennent conscience de leur nudité. Jan a honte de sa peur panique, Eva a honte de sa première infidélité. Des sentiments négatifs les empoisonnent : elle le méprise, il est jaloux. Et ils cherchent le salut dans la fuite.


Les rêves sont déterminants dans "La Honte". Eva raconte un premier rêve : quelqu'un fait un cauchemar dans lequel elle est entraînée contre son gré. Peut-être à son réveil aura-t-il honte ? (Est-ce une transposition de son adultère de guerre ?) Le couple achète son passage dans une barque. Les voici à la merci des courants marins comme ils l'étaient des soldats et des rebelles. Leur dérive passive et lente est symbolique. Dans un silence pesant, des cadavres de soldats flottent, gênent leur progression sur une mer d'huile. Les jours passent, pareils aux nuits. Eva raconte un autre rêve : Elle serre sa fille contre elle, un avion bombarde le quartier, les roses d'un jardin brûlent. Un détail perturbe Eva, elle ne se souvient plus d'un fait essentiel. Dans son laboratoire, Bergman sourit d'un tel trou de mémoire... Leur barque ne traverse-t-elle pas le fleuve Léthé - fille d'Éris la Discorde, qui donne l'Oubli ?


P.S : mon hypothèse est que les fugitifs survivront au prix d'une amnésie de leur vie antérieure.

Créée

le 29 sept. 2018

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