La Légende du grand judo, premier film de la légende Akira Kurosawa, est une oeuvre incomplète : loin d'être inaboutie, on sent cruellement le charcutage fait en pleine Seconde Guerre Mondiale par l'Etat japonais, qui nous a visiblement privé d'un grand premier long-métrage. On y sentait déjà les gimmicks d'un réalisateur devenu référence de son temps, tant au niveau de la démonstration de ses combats que de ses séquences plus contemplatives, où l'honneur sera le maître mot et l'amour s'imposera comme une source de distraction au devoir des hommes.


Bâti sur un noir et blanc vacillant, il développe une histoire toute simple d'affrontement de deux arts-martiaux différents : d'un côté la modernité du Judo, de l'autre les traditions ancestrales du Ju-Jitsu. Pour les représenter, deux de ses futurs acteurs fétiches : Susumu Fujita en héros, Denjirô Ôkôchi dans le rôle de l'antagoniste. Deux hommes charismatiques entourés d'acteurs tout aussi talentueux, du sage Takashi Shimura à la charmante et féminine Yukiko Todoroki.


Malgré les nombreuses coupes (il doit manquer plus de vingt minutes officielles au film; il en nécessiterait encore quarante de supplémentaires pour exploiter tout son potentiel), la force narrative de La Légende du grand judo reste inchangée : récit initiatique d'un homme initialement perdu entre deux arts, on le suivra s'égarer entre deux possibilités de choix de vie, se battre avec le vieux maître de Ju-Jitsu au nom de l'honneur ou se défiler pour l'amour d'une femme, fille de ce même maître.


Un questionnement certes court dans l'intrigue mais très évocateur, notamment du fait de la qualité de la réalisation. Outre des plans magnifiquement modernes lors du combat général en sortie de bar (la première scène de film après ellipse, où le personnage principal, ivre, se bat avec une ribambelle d'opposants), on notera déjà un sens du rythme et des décors phénoménal, que Kurosawa affiche avec poésie dans ce dernier acte destructeur partagé en deux combats.


Le premier, officiel, se déroule dans un dojo et suit un sens du courage et de l'honneur admirables. Le second, et dernier, se déroule en sommet de colline, au sein d'herbes hautes; il ne s'agit plus de valeurs "braves", non, seulement de vengeance et de règlements de compte, de deux hommes qui se battront jusqu'à la mort à défaut d'avoir su comment vivre ensemble. Du premier ou du second, en ressort une maîtrise totale de la mise en scène des décors et des combats qui jouent avec l'environnement, inscrivant déjà le cinéma japonais dans la révolution qu'amènera, une poignée d'années plus tard, le marquant Kurosawa.


Retenons pour ce premier film qu'il se construit sur une dualité profonde : celle de deux combats finaux opposés par leurs décors (le dojo et l'air libre d'une nature libératrice de destinée) et leurs antagonistes (un maître vieillissant, honorable à l'opposé de son élève certes courageux mais dévoré par ses émotions négatives), a contrario d'une autre dualité, cette fois des valeurs, où l'amour s'oppose à l'honneur.


Reste que la plus belle des dualités est celle du film, film d'auteur amputé de sa durée, où l'on comprend que Kurosawa, artiste en avance sur son temps, s'est élevé contre le régime de son pays à la sortie d'un film pourtant peu virulent, mais transmetteur de valeurs et d'ouverture d'esprit à la nouveauté.


Un moment très joli, talentueux et annonciateur de la grande carrière à venir d'un des réalisateurs les plus influents de son temps.

FloBerne

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