N ous sommes en 1998, Il faut sauver le soldat Ryan vient de sortir dans les salles obscures pour laisser le spectateur admirer des scènes de combat d'une rare violence. Pendant que le Capitaine John Miller et ses hommes débarquent en France pour sauver l'Europe de la menace Nazi, une compagnie de soldats américains s'apprête à lancer un assaut sur une île, "Le Rocher", au large de Guadalcanal, à l'autre bout du monde. Tandis que la tripaille coule à flot sur les plages de Normandie, un spectacle bien différent s'opère dans le Pacifique. Trêve de parole, bienvenue sur La Ligne Rouge.


La Ligne Rouge est un film choral retraçant une partie de la bataille la plus célèbre de la campagne du Pacifique. Il nous propose de découvrir une guerre qui se joue avant tout dans le cœur des hommes, chacun vivant le conflit d'une manière différente, avec une approche particulière. Le film ne montre pas la guerre comme une parenthèse dans l'histoire humaine, mais plutôt comme un vice inhérent à sa nature. Les soldats de chaque camps sont des hommes coincés dans un conflit qui les dépasse. Le point de vue des soldats japonais est par ailleurs exploité à plusieurs reprises. Le manichéisme primaire du long-métrage de guerre lambda ainsi évité, laissez vous emporter dans l'absurdité d'un conflit qui gangrène la nature et l'humanité toute entière.


Entre Contractualisme et Influences Bibliques :



Réalisé par Terrence Malick, qui avait gratifié le monde du cinéma de ses "Moissons du Ciel" vingt ans plus tôt, le film débute sur une scène nous laissant approcher une île aux aspects de paradis perdu. Alors que les autochtones vivent en communion avec la nature, la douce voix de l'acteur Jim Caviezel annonce "C'est quoi cette guerre au sein même de la nature ? Pourquoi la Terre rivalise avec la Mer ?". En deux interrogations, le personnage pose les bases du questionnement constituant les racines du film. Alors que le calme et la beauté de la vie dans ce qu'elle a de plus pure semblent régner sur cette île, le bruit lourd du moteur d'un navire de guerre rompt cette atmosphère enchanteresse afin de retrouver deux déserteurs qui préféraient pêcher le crabe sur la plage plutôt que tuer du japonais à tour de bras pour l'Oncle Sam. L'influence du philosophe Rousseau sur l'oeuvre de Malick n'est pas négligeable tant chaque scène, chaque dialogue baigne dans la pensée du plus célèbre des auteurs contractualistes. Le soldat Witt se retrouve alors affrété sur cet amas de rivets et de plaques de métal, dont la cale poisseuse et sombre rappelle fortement les négriers utilisés pour la traite des esclaves. Des dizaines de soldats attendent un ordre, ils sont terrifiés. La pression est a son paroxysme lorsque les directives tombent : la compagnie doit débarquer sur une île pour y déloger l'ennemi et en prendre le contrôle. C'est l'heure de prendre les armes ! Les individus abandonnent alors leur liberté au profit d'une sentence qu'il s'apprêtent à infliger. Asservi, pris au piège de la technologie de guerre, l'homme s'abaisse et devient moralisateur. Les Etats ont envoyé leurs citoyens répandre le feu pour défendre des idéologies, et non des valeurs.
Les soldats débarquent et progressent alors sur cette terre préservé de la sauvagerie, dont l'ennemi semble absent. Soudain, le cortège funèbre se retrouve à quelque mètres d'un autochtone. Ils se croisent. Ce n'est pas le choc des civilisations, mais plutôt deux mondes, deux conceptions de la société, qui n'emprunte pas la même voie : alors que les marines jettent un coup d’œil furtif à cet inconnu, comme il le ferait à un animal derrière une vitre, le vieil homme les ignore et poursuit son chemin paisiblement. Cette scène reflète l'enjeu du film : alors que des sociétés civiles dirigées par un Etat s'affrontent pour la suprématie, l'extension parfaite de "L'Etat de Nature" de Rousseau ( ici représentée par l'autochtone ) continue son épopée de paix perpétuelle. Lors d’apartés, Malick nous dépeint la vie de ce peuple indigène, afin de créer un net contraste entre cette société égalitaire et paisible et la violence dont font preuve les sociétés dites "civilisées" qui s'affrontent par le biais de leurs esclaves ( le terme est fort, mais la symbolique du soldat au service de sa patrie l'est tout autant ) qui sont en réalité des citoyens innocents propulsés dans un combat qui n'est pas le leur, ou tout n'apparaît que sous la forme de contraintes.


Au delà de cet aspect philosophique cher au réalisateur, le film tire de nombreuses références à la Bible. En grand religieux qu'il est, Terrence Malick distille avec finesse son concentré intellectuel et sa foi. Comment ne pas faire le lien entre la Genèse et La Lige Rouge ? Cet endroit parfait, comparable bien évidemment au Jardin d'Eden, devient le lieu où s'affronte une humanité qui aurait mangé le fruit défendu : les armes découlent de la connaissance, tout comme les idéologies qui séparent les hommes ( le sergent Edward Welsh à ses hommes : "Tout ça pour la propriété" ).
Peu avare en symboles, le film est ponctué de plans sur la végétation luxuriante ou sur la richesse de la faune. Ainsi, un simple plan sur une crocodile s’immergeant dans une mare suscite l'émerveillement : c'est la reproduction d'une nature fragile et exubérante.


Une réalisation entre ciel et terre : du tableau à la science du mouvement



S i de la filmographie de Malick il ne fallait retenir qu'une seule chose, ce serait sûrement la grâce dont il fait preuve derrière la caméra. Virtuose de la lumière depuis sa volonté de tourner Les Moissons du Ciel uniquement pendant l'heure bleue, le génie sublime ici le rôle de la nature. Des fins rayons de lumière traversant le feuillage épais de la jungle au scintillement des hautes herbes sous le Soleil, il n'y a aucun doute sur le fait que le talent dont il fait preuve est inégalable tant il rend hommage à la nature avec sincérité.
Cependant, c'est bien avec les scènes de batailles que Malick impose son génie. En réussissant à conjuguer le sens de la démesure et la capacité à retranscrire le mouvement, il livre des scènes certes rares, mais d'une intensité ahurissante, sans pour autant perdre son sujet de vue. L'exemple le plus probant étant sûrement la scène clôturant l'acte de la prise de la colline par un assaut à corps perdu des troupes américaines sur un bastion japonais. Le film délivre alors toute sa puissance pendant une dizaine de minutes. Les soldats avancent furtivement dans la brume. Soudain, les tirs, alliés ou ennemis, surgissent de part en part. La charge est lancée, et les marines fondent sur le camp japonais, poussés par l'adrénaline née de la force du désespoir et par une force omnisciente, presque malveillante, symbolisée par la caméra. En effet, cette dernière semble les pousser, elle les pourchasse, elle les force à agir, car on ressent le fait que chacun est en réalité contraint. Les soldats tirent à l'aveugle ( ce qui est représenté à l'écran par le hors-champs ) par peur de voir le visage meurtri des japonais qui sont en réalité plus de blessés que de combattants. Une scène maîtrisé, qui épate par sa technique et les points de vue adoptés, sans pour autant tomber dans le vain exercice de style.


Le portrait des Hommes



La dernière force majeure du film, fait étonnant pour un film de guerre, c'est bel et bien son casting. Le tour de force accomplit est le fait de n'avoir fait passer toutes les têtes d'affiches que pour des soldats, et c'est bien trop rare au cinéma. Il est en effet difficile de distinguer chacun au physique, car l'uniforme militaire est très bien représenté comme un symbole d'aliénation. Ce qui les distingue, ce sont leurs affects, la manière dont ils appréhendent chaque situation. Certains ne voient en la guerre qu'un moyen d'assouvir leur carrière militaire, alors que d'autre la vive comme un acte de foi. Et c'est souvent dans ces situations que se dresse bon gré mal gré le portrait de chacun : les salauds, les anges, les fous, les téméraires, les apeurés.


La Ligne Rouge s'impose donc comme une oeuvre majeure du septième art, de par sa réflexion sur l'origine et la finalité de la guerre et la servitude des hommes dans les sociétés contractualistes, mais aussi de par la maîtrise de sa mise en scène hybride.
Plus qu'un poème contre la guerre, ce film est une invitation à contempler la richesse du monde au travers d'un événement absurde, où l'individu souffre de la tyrannie des systèmes.

ThomasBoucher1
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 3 juin 2015

Critique lue 718 fois

3 j'aime

3 commentaires

Brebis Orphelin

Écrit par

Critique lue 718 fois

3
3

D'autres avis sur La Ligne rouge

La Ligne rouge
NoDream
10

Fraternité au cœur du chaos

Il y a des films qu'on refuse obstinément de voir parce que ce sont des films "de guerre". Pourtant, celui-ci a quelque chose de particulier. Dès les premières images, on se sent comme "happé" : par...

Par

le 30 juil. 2015

140 j'aime

La Ligne rouge
socrate
4

T’es rance, Malick ?

La ligne rouge, je trouve justement que Malick la franchit un peu trop souvent dans ce film, malgré d’incontestables qualités, que j’évoquerai tout d’abord. La mise en scène est formidable, la photo...

le 21 sept. 2013

134 j'aime

78

La Ligne rouge
Chaiev
2

La bataille duraille

Qu'y a t il de plus pontifiant et bête qu'un soldat pontifiant et bête ? Une compagnie de soldats pontifiants et bêtes. Face à l'absurdité de la guerre, on peut réagir avec l'humour désespéré d'un...

le 17 mai 2011

116 j'aime

65

Du même critique

The Tree of Life
ThomasBoucher1
10

Malick transcende le cinéma moderne

Terrence Malick est l'exemple parfait de réalisateur à la fois adulé et dénigré aux extrêmes. Souvent incompris, cet homme mystérieux ne se prive pourtant pas de nous laisser interrogé après ses...

le 30 mai 2015

2 j'aime

1

Les Crimes de Snowtown
ThomasBoucher1
10

Les Crimes De Snowtown

Premier film du réalisateur australien Justin Kurzel, "Les Crimes de Snowtown" est un film âpre, intense et éblouissant. Abordant frontalement les thèmes de l'abus sexuel et du meurtre dans une...

le 30 mai 2015

1 j'aime

La grande bellezza
ThomasBoucher1
10

La Grande Beauté

Rome ! Une ville qui aura réussi à fédérer un grand nombre d'artistes italiens autour de sa beauté. Comment ne pas associer ses monuments emblématiques à des films tels que La Dolce Vita ? Avec La...

le 30 mai 2015