Téléportation, fusion et grain de sable

J'ai revu la mouche avec une certaine appréhension. Pour deux raisons - je ne suis pas franchement fan de fantastique, simple affaire de goût personnel. Surtout, j'ai souvent été très déçu, voire totalement désintéressé par le cinéma de Cronenberg (Dead zone, Faux semblants, le Festin nu ...), par son manque de rythme, par le caractère ténu, parfois inexistant du thème ou de l'intrigue par delà un emballage sophistiqué, voire prétentieux, par un mode de stylisation évacuant à la fois émotion et action, évacuant aussi tout intérêt du spectateur.

Dans la Mouche, après un départ assez lent, le temps d'admettre que Jeff Goldlblum incarne un nouvel Einstein, tout se met en place et tout fonctionne.

Cronenberg revisite (et détourne, de façon subtile, progressive) les grands mythes mortels et éternels et leurs avatars, la Métamorphose, Dr Jekyll et Mr Hyde, la Belle et la bête, le loup garou, l'apprenti sorcier, le pouvoir de la science, l'homme se prenant pour Dieu et même l'idée de transformation, jusqu'à l'annihilation de l'être au nom de l'amélioration, de la force, de la purification - le terme est prononcé. Ce faisant il anticipe aussi sur des questions futures et lourdes - comme celle de l'auto-transfusion comme moyen d'amélioration de la performance...

Tous ces grands mythes, toutes ces grandes questions sont détournés avec subtilité. A regarder de près, l'invention de Seth Brandle (Jeff Goldblum) est sans doute géniale, téléportation et fusion, mais elle est somme toute dérisoire et l'aspect "scientifique" quasiment évacué : deux cabines téléphoniques, un éclair, quelques chiffres défilant sur un écran et un objet ou un être déplacés de quelques mètres, reconstitué à l'identique : un bas, un steak (pas très bien cuit), un singe (deux essais pour celui-ci, le premier étant quelque peu défaillant...) Téléportation peut-être, mais comparable à celle de n'importe quel spécialiste de grande illusion, David Copperfied et autres, du type de l'escroc Uri Geller tordant les petites cuillers à distance.

La grande astuce du film, celle qui va totalement abuser le héros et jusqu'à un certain point le spectateur, réside précisément dans le fait que la perturbation qui va provoquer toutes les catastrophes à venir n'a rien à voir avec le "grand" thème de la téléportation (qui ne modifie pas les êtres !) - mais est due à un minuscule grain de sable, la présence d'une mouche dans les parages. Dès lors tout est en place pour le cauchemar, d'autant plus fort que son origine n'est même pas envisagée par les protagonistes. Et tout va contribuer à faire de ce détournement une réussite complète - à commencer par la mise en scène de Cronenberg dont les principes (l'absence de pathos, la mise en place très progressive du trouble, les accélérations brutales) sont parfaitement adaptés au thème développé, et évidemment par la qualité des effets spéciaux pour concrétiser la métamorphose - mais toujours sur ce même rythme, très progressif : l'évolution est d'abord très discrète, quasiment niée par Seth / Goldblum qui se réfugie dans son illusion de puissance, avant qu'elle n'explose dans l'horreur et dans le gore, mais là encore tout à fait en place, sans recherche de l'effet pour l'effet. L'évolution des personnages est du même ordre, par petites touches, jusqu'à la scène finale - inoubliable et sur laquelle, par bonheur, Cronenberg n'ajoute aucun épilogue moral ni verbeux.
Le film est construit autour de trois personnages, pas plus, autour d'une action unique, d'un lieu presque unique également (et qui ressemble peu à un laboratoire scientifique...), les échappées extérieures sont rares mais permettent d'aérer et de relancer le récit - et le film passe très vite, suscite en permanence l'intérêt du spectateur;
Les deux acteurs, Jeff Goldblum et Geena Davis manquent apparemment totalement de crédibilité dans leurs rôles respectifs de génie de la science et de journaliste scientifique, mais la question de la crédibilité n'a pas de sens avec un tel film ... et le charisme de Goldlum, l'aspect lunaire de Geena Davis s'adaptent parfaitement à cette parabole à la fois horrible et ironique, intelligente et spectaculaire.

Tout fonctionne.

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le 14 avr. 2013

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