Alors que Carlotta annonce la sortie, en septembre, d’un coffret consacré à Guru Dutt, l’un des grands réalisateurs bollywoodiens, l’occasion me semble bien choisie d’évoquer La partie de dés de Franz Osten, cinéaste bavarois émigré en Inde au début des années 1920, à la suite de sa rencontre avec Himansu Rai, pionnier du cinéma indien et fondateur, en 1934, du studio Bombay Talkies, l’un des exemples les plus réussis de coopération entre l’Inde et un pays occidental en matière de cinéma (sur ce point, lire Cinéma et colonialisme : la genèse du septième art au Sri Lanka (1896-1928), Vilasnee Tampoe-Hautin, L’Harmattan, 2011).

L’association entre Osten et Rai donna naissance à trois œuvres majeures de la période du muet indien. La première fut Lumière d’Orient (Prem Sanyas - 1925), adaptée du roman d’Edwin Arnold, The light of Asia, lui-même inspiré du Lalitavistara, un sūtra évoquant la vie de Siddhārtha Gautama (Bouddha). Cette féérie orientaliste -on parle aussi de mughal romance- fut le premier film indien exporté en Occident. Signe de son succès : il resta dix mois à l’affiche à Londres (Les cinémas de l’Inde, Yves Thoraval, L’Harmattan, 2000).

Ce récit rencontra en revanche une vive opposition en Asie. Il fut considéré comme une ingérence impie dans la vie religieuse et sociale des fidèles (Vilasnee Tampoe-Hautin). La scène représentant la tentation de Gautama par son épouse, Yaśodhara, provoqua la colère des dignitaires religieux de Ceylan, qui obtinrent l’interdiction du film sur le territoire cinghalais. Les mêmes raisons empêchèrent sa sortie à Singapour, tandis qu’en Birmanie une salle de cinéma le diffusant fut incendiée.

La deuxième production du tandem fut Le tombeau d’un grand amour (Shiraz - 1928), mettant en scène Mumtâz Mahal, pour laquelle l’empereur moghol Shâh Jahân fit construire le Taj Mahal.

La partie de dés marque la troisième collaboration entre les deux hommes. Elle se distingue des précédentes par son ambition et l’ampleur des moyens mis en œuvre : près de 10 000 figurants furent mis à la disposition des auteurs par les maharadjas de Jaipur et d’Udaipur (Yves Thoraval).

L’histoire, due à la plume de Niranjan Pal (déjà auteur des scénarios des deux premiers volets de la trilogie indienne du réalisateur allemand), est librement inspirée du Mahabharata. Le deuxième livre (सभापर्वन्)de ce grand poème épique raconte ainsi comment Duryodhana, l’un des chefs du clan Kauravās, convia ses cousins, les cinq Pāndavās, à une partie de dés truquée au cours de laquelle l’aînés de ces derniers, Yudhishthira, perdit sa fortune et son royaume. Bien que de caractère droit et sage, il en vint à mettre en jeu ses quatre frères et lui-même. Ayant tout perdu, Shakuni, l’oncle de Duryodhana, lui proposa de parier Draupadi, sa femme, qui devint au terme de cette dernière partie l'esclave des Kauravās. Néanmoins, le père de Duryodhana, le roi aveugle Dhritarāshtra, donna tort à son fils et offrit à la princesse de formuler trois vœux. La jeune femme demanda la liberté pour son époux et ses frères. Elle n’usa pas pour elle-même du troisième vœu, dont elle ne s’estimait pas digne. Dhritarāshtra lui accorda tout de même la même faveur. Mais Duryodhana demanda qu’on lançât de nouveau les dés. Shakuni l’emporta encore et les Pāndavās furent condamnés à treize années d’exil…

Les fééries orientaliste, écrit Yves Thoraval, font naître des coproductions européo-indiennes, donnant quelques merveilles du muet et des années 1930, considérées par la critique indienne comme des regards exotiques avant tout destinés au public européen. Tourné essentiellement dans le district d'Ajmer, au Rajasthan, La partie de dés est donc naturellement ponctué d’un certain nombre de séquences à caractère touristique (photo), propres à susciter l’émerveillement d’un public occidental alors peu familier de la culture et des paysages indiens.

En dépit de sa valeur documentaire, pour ne pas dire historique, cette vision exotique n’est évidemment pas, pour les spectateurs d’aujourd’hui, l’aspect le plus passionnant de cette fresque. Son principal intérêt réside dans sa beauté plastique, littéralement à couper le souffle. La mise en scène de Franz Osten n’est certes pas d’une folle inventivité. Hormis quelques effets de surimpression vers la fin (photo) et des scènes d’action plutôt maîtrisées, elle apparaît somme toute assez classique, même pour l’époque (l’attaque perfide de Kirkbar, l’homme de main de Sohat, contre Ranjit n’est cependant pas sans rappeler celle de Hagen contre Siegfried dans le premier volet des Nibelungen). On peut en revanche avancer, sans crainte d’exagération, que les images de ce film figurent parmi les plus belles du cinéma muet (certaines évoquent l’art de la miniature indienne), d’autant que l'on peut désormais les (re)découvrir dans une version admirablement restaurée par le British Film Institute. Elles sont l’œuvre d’Emil Schünemann, directeur de la photographie des premiers films de Fritz Lang (Le métis, Les araignées, La peste à Florence, où il côtoya Karl Freund et Carl Hoffmann) et d’Aelita de Yakov Protazanov. Il a composé pour l’occasion une palette de gris d’une rare élégance, donnant ainsi à l’ensemble l’aspect précieux d’une pièce d’orfèvrerie.

Le montage est également à mettre au crédit de La partie de dés (il donne une grande fluidité au récit, ce qui réduit au minimum le nombre d’intertitres). Tout comme l’interprétation. Exception faite de Himansu Rai, qui dans le rôle du roi Sohat est toujours à la limite du surjeu (photo), les acteurs sont en effet tous d’une sobriété inhabituelle pour un film muet. A commencé par Sarada Gupta, très juste en ermite. Seeta Devi, dans le rôle de Sunita, est aussi parfaite. Le film palpite de sa troublante sensualité. Le baiser fougueux –fougueux pour l’époque, bien sûr…- qu’elle échange avec Charu Roy (son partenaire de Shiraz) est d’ailleurs une véritable audace, compte tenu de l’Indian Cinematograph Act alors en vigueur : La censure instaurée par l’Indian Cinematograph Act de 1918 dépend des autorités policières provinciales et elle est officiellement destinée à moraliser le cinéma (pas de nudité, de baiser, d’évocation de la prostitution…) et à protéger le public autochtone de la vision néfaste des turpitudes de la société occidentale (Yves Thoraval).

Après La partie de dés, Osten retourna en Allemagne, où il réalisa une dizaine de courts et longs métrages. Il revint en Inde cinq ans plus tard, pour tourner Jawani Ki Hawa, l’une des premières productions de Bombay Talkies. Très actif, il mit en scène une quinzaine de films pour le compte du studio entre 1935 et 1939, date à laquelle sa carrière s’arrêta brutalement. Sympathisant du régime nazi, auquel il avait adhéré, il fut arrêté par les autorités anglaises et maintenu en détention jusqu’à la fin de la guerre.

Malgré les clichés qu’il véhicule, La partie de dés permit aux Européens de découvrir une Inde bien réelle, qui la distingue de celle représentée en 1921 par Joe May dans Das indische Grabmal (première version du Tombeau hindou de Fritz Lang), reconstituée dans les studios du réalisateur, dans la banlieue de Berlin. Ce pur poème visuel n’est malheureusement pas disponible en DVD en France. Il est commercialisé en Angleterre chez BFI. Peut-être Arte aura-t-il un jour la bonne idée de le rediffuser…
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le 25 août 2012

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