Voir ou revoir Red River dans sa version restaurée proposée par Wild Side et dans le montage voulu par Hawks (127 mn au lieu des 133 de la version initiale) est une expérience essentielle qui permet de comprendre, si besoin était, le caractère unique et génial du cinéma de Hawks, caractère que l’on retrouve dans quelques scènes de choix de ce film qui comptent assurément parmi les plus fortes que son auteur ait tournées : je pense notamment à la séquence d’ouverture, ô combien importante (avec la sublime scène d’amour entre John Wayne et Coleen Gray), à la scène de rencontre entre John Wayne et Joanne Dru ou à la confrontation finale. Les choix opérés dans cette version restaurée et écourtée mettent en valeur les qualités de la mise en scène de Hawks, qui confinent comme dans la séquence d’ouverture à l’épure. La voix off (celle de Walter Brennan) remplace la présentation écrite jugée trop fastidieuse et agit comme une sorte de révélateur de cet art hawksien clair et vif comme un matin d’été. Ses vertus sont non seulement d’épargner au spectateur cette lecture fastidieuse mais aussi de mettre en sourdine la musique en redonnant au dialogue sa place centrale. On pourrait dire que la voix off temporalise véritablement le récit et permet à l’ouverture d’advenir comme un temps premier, affranchi des redondances décoratives du "scoring". Ça paraît trois fois rien mais au regard du film ce rien prend une importance capitale, une façon de touche finale, un peu comme si l'artiste lui-même apportait la confirmation de ce qui fait le cœur de son œuvre.

Car le cœur de l’œuvre chez Hawks c’est la structure. Il faut réellement voir la structure, c'est-à-dire ce qui se détache de l’effet, pour apprécier le cinéma de Hawks. Ceux qui attendent d’être impressionnés par un brillant extérieur, d’être emballés par la force ou l’originalité d’un discours en seront pour leurs frais. La structure c’est le matériau humain, les caractères, et la façon dont le cinéma leur donne une existence et une force de vérité en les soumettant à l’épreuve d’une logique sans faille. Le cinéma pour Hawks c’est un peu en ce sens le "cœur révélateur". Voir par exemple la décision concernant la fin (faire mourir ou pas l’un des personnages). Malgré une opinion peu favorable d’une partie de son équipe, et malgré qu’il ne l’aimât pas lui-même, Hawks a quand même maintenu sa version parce qu’elle seule répondait à la vérité des émotions et des relations entre les personnages.

Pour rendre justice à la structure de Red River il ne serait pas inopportun d’emprunter quelques lieux communs de la psychanalyse : le père, la répétition, le double, la scène inaugurale et la façon dont elle oriente les conflits jusque dans leur caractère fictionnel (ou mythologique). Le père : déjà un père manqué qui ne devient tel que pour expier quelque péché originel et n’aura de cesse d’incarner la tyrannie d’un Surmoi sadique. La répétition : celle de la scène inaugurale qui réunit deux hommes marqués par la perte (celle d’une famille passée et à venir), et qui sera dans la dynamique de répétition comme une double figure d’éloignement et de rapprochement. Le double justement : ça n’est pas seulement celui qui apparaît dans une ressemblance confondante, prêt à voler l’identité d'un autre (son bétail en l'occurence). C’est aussi l’ombre ou le reflet qui pèse sur chacun pour l’entraîner du côté de sa fiction. Tom Dunson et Matthew Garth sont semblables et dissemblables. Et il y a aussi le fait qu’ils sont hantés l’un par l’autre. Matt suit les traces de Tom : comme lui il veut choisir sa propre voie, son propre passage (littéralement). La transhumance vers de nouvelles terres, motif récurrent du récit, donne à la symbolique la puissance du mythe. Tom et Matt sont des mythes. C’est aussi comme s’ils procédaient, dans leur genèse de personnages, de deux voies différentes, de deux types (ou stéréotypes) opposés et complémentaires. Tom obéit au type du cow-boy impitoyable, à la frontière incertaine du tueur et de la loi. Matt est le héros moral qui ose affronter le tyran, quitte à risquer sa vie.

La force majeure du scénario de Borden Chase et du traitement qu’en fait Hawks est d’utiliser ce soubassement mythologique dans une perspective absolument humaine, c’est-à-dire toujours concentrée sur l’ambiguïté et la vérité des rapports. Il y a donc un jeu de déconstruction de l’apparence et du mythe. C’est de cette déconstruction extrêmement osée que procède le final avec sa façon de rompre d’un coup la tragédie en convoquant le personnage féminin qui agit, un peu à la manière des trublions du cinéma de Ford, comme le révélateur des émotions et de la vérité. L’intervention de Joanne Dru devient véritablement bouleversante car elle met à nu toute la part de fiction, la "fausseté" de la scène tragique sur laquelle évoluent les hommes et c’est sur son geste de dénonciation, lui-même éminemment théâtral, que la vie se réenclenche et que le temps retrouve ses rails. Les premiers mots qui suivent de Tom à Matt ("You’d better marry that girl Matt") émeuvent au plus haut degré car ils résonnent magnifiquement avec tout ce que Tom a laissé pour sa part dans la séquence d’ouverture, dont il n’a jamais pu jusque là se détacher et qu’il peut confier désormais à Matt.

Si Red River échappe peut-être à l'étiquette de meilleur western de l'histoire c'est qu'il est beaucoup plus que cela. Au même titre que certains des plus grands westerns fordiens, la référence au genre paraît étriquée pour envisager un chef d’œuvre dont les thèmes, le style, la réussite exemplaire démontrent d’abord l’assurance d’un auteur absolument unique. Donc, si vous ne l’avez pas vu ou pas revu depuis longtemps, précipitez vous sur l’édition de Wild Side, vous ne le regretterez pas.
Artobal
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le 30 nov. 2014

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