Après le visionnage d'un film, il est toujours plus facile d'en énumérer les innombrables défauts plutôt que d'arriver à mettre des mots sur les éléments qui ont réussi à émouvoir voire à bouleverser. Mais il existe pourtant un troisième cas qui, bien que plus rare, est encore plus complexe à décrire : ce sentiment perplexe de ressortir d'une salle de cinéma dans une grande incompréhension et de réaliser que la hantise de sa proposition ne fait qu'accroître sur le long-terme. En ce sens, La Zone d'intérêt est un véritable cas d'école.


Si la caméra peut être considérée comme un œil "objectif", sans la vision et les compétences d'une équipe technique, cette dernière n'a pas réellement de valeur artistique. Mais paradoxalement, Jonathan Glazer est un cinéaste qui aime brouiller cette frontière par une redéfinition de l'espace afin d'observer ses personnages de manière quasi-effacée. Autrement dit - depuis Under the Skin - Glazer semble affirmer qu'il est impossible d'analyser l'humain avec un regard externe, ce qui est d'autant plus osé pour un film dont la narration se concentre sur le point-de-vue de personnages nazis.

S'il est également important de rappeler que le cinéma est devenu dès le début du 20ème siècle un médium essentiel pour raconter l'Histoire, le sujet de la Shoah constitue encore sa plus grande mise en échec par son manque de source. Par conséquent, en n'ayant à sa disposition que la reconstitution ou le témoignage, cela soulève une autre problématique : la décence de la représentation d'un tel sujet en passant par la manipulation de la mise en scène. Autour de cette problématique, le hors-champ de La Zone d'intérêt pourrait être perçu comme un effet de style afin d'esquiver ce piège de la reconstitution, mais il est surtout une manière de faire éclater l'absurdité de son cadre quasi-unique mis en lumière dès les premières séquences du film où la frontière cachant l'horreur de la Shoah n'est qu'une simple palissade séparant la maison familiale du commandant Rudolf Höss et le camp d'extermination d'Auschwitz.


En choisissant de ne jamais montrer d'actes de barbarie à l'image, Glazer les fait néanmoins comprendre par le son. En submergeant l'espace de cris, de coups de feu et de grondements des fours crématoires, le mixage sonore de La Zone d'intérêt est aussi glaçant que dérangeant. Cette présence constante du hors-champ rend l'horreur d'autant plus proche mais les personnages ne s'en rendent même plus compte ; tant qu'ils ne la voient pas, cela n'existe pas. Si la Shoah ne peut être représentée, alors il est nécessaire d'y intégrer une autre forme d'exhibition ; en l'occurrence cela passe par l'obscénité de l'aménagement d'un jardin en petit coin de paradis alors qu'en arrière-plan, Glazer disperse des signes reconnaissables du génocide - il y a toujours un élément pour perturber le cadre afin d'insister sur cette industrialisation de la mort à grande échelle (au point de se servir des cendres des juifs comme engrais).

Le problème récurrent de la représentation de la figure nazi au cinéma est bien évidemment cette image de monstre courtois et sanguinaire. Ici Glazer oblige les spectateurs à établir une forme de connexion, non pas par de l'empathie mais par le fait de dépeindre des personnages humains. Ce qui propulse le malaise à son paroxysme, c'est justement la normalité aberrante de ce quotidien, cette banalité du mal, le fait de voir des humains dans toute leur médiocrité qui semblent avoir perdu tout sens moral et dont l'ascension dans l'échelle sociale tient au massacre de millions de personnes.


Dans toute sa complexité, La Zone d'intérêt est à la fiction ce que Shoah de Claude Lanzmann est au documentaire, une nécessité de préserver la mémoire tout en rappelant que la reproduction des erreurs de l'Histoire n'est pas qu'une simple théorie.

Luca-hiersDuCinema
6

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le 15 févr. 2024

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