Comment raconter une histoire ?

C'est irrémédiablement la question qu'il convient de se poser à la fin de La Zone d'Intérêt. Car voilà... tout est affaire de récit.

Donc... comment s'y prend-t-on ?

On choisit le sujet. On choisit les personnages. On écrit des lignes de texte forcément. Situation initiale. Elément perturbateur. Conclusion.

Il faut choisir le support... c'est un livre ? Un film ? Une chanson ? Une BD ? Une récitation orale ? Une pièce de théâtre ? Un opéra ? Un tableau ? Un rapport ?

Et ?

En fait c'est tout.

Il y a du coup quelque chose qui interpelle : les sens sollicités par le spectateur pour réceptionner cette histoire. Le regard et l'ouïe... et c'est tout.

En effet, j'ai jamais entendu l'existence d'histoire qui se respire ou qui se goûte. A la rigueur on peut trouver certains livres tactiles pour enfant ou alors... cas particulier... des livres imprimés en braille pour les non voyants.

Mais là encore il y a quelque chose de curieux : peu de sens sont sollicités.

Mais pourquoi ? Pourquoi se contente-t-on de la vue et de l'ouïe et pas des autres ?

Du fait de l'inconfort ? C'est vrai ça... une odeur ça peut être très vite insupportable. Une texture... on aime pas forcément la toucher. Et le goût, n'en parlons pas : bien des choses nous dégoûtent !

Ainsi... nous nous contentons de cela. Deux récepteurs : vue et ouïe pour réceptionner les histoires que l'on nous raconte. Et comme tout récepteur, ces deux sens sont défectueux. On ne voit pas tout. On n'entends pas tout. Et on ne retient pas tout.

Pourtant, il y a certaines histoires qu'il convient de retenir. La Shoah en fait partie.

Et pour en parler, Jonathan Glazer a pris le génial parti pris... d'obstruer les deux sens principaux que nous, spectateurs, s'apprêtions à solliciter pour regarder son film.

Le hors champs, les murs, les sons étouffés, la lumière... les spectateurs ne sont pas dupes. On sait ce qu'on regarde. On sait ce que l'on ne voit pas. On l'imagine... car on nous a raconté plusieurs centaines de fois ces histoires de déportés.

Le Journal d'Anne Franck

Maüs de Art Spiegelman

La Liste de Shindler de Spielberg

L'ami Retrouvé de Fred Uhlman

Et tellement d'autres...

Jonathan Glazer n'a donc pas besoin de nous montrer ce que l'on croit savoir. Car il sait trés bien dans ce film que la vue et l'ouïe ne nous révèleront pas plus que ce que d'autres conteur avant lui ont montré ou décrit frontalement.

Et le plus incroyable, c'est qu'il fait subir aux spectateurs les même oeillères qu'adoptent les nazi de son récit. Car voilà... les nazi eux-même se font leur propre récit. Et comme eux... ben c'est l'ouïe et la vue qui priment.

Mais parfois les trois autres sens viennent gâcher ce paradigme qu'ils inventent.

- Le toucher : la scène de pèche où les cendres évacuée dans l'étang vont gâcher le petit bonheur idyllique... UNE CENDRE QU'IL FAUT VITE NETTOYER.

- L'odeur : qui empêche la mère de l'épouse de dormir sur son transat'.

- Le goût : celui d'un vomi que l'on ne verra pas...

Le désagréable...

On ne veut ni le voir : il est LAID.

On ne veut ni l'entendre : il est BRUYANT.

On ne veut ni le sentir : il PUE

On ne veut ni le toucher : il nous REVULSE.

On ne veut encore moins le goûter : il donne la GERBE.

La Shoah... c'est pourtant tout ça.

Donc comment on le raconte ? Jonathan Glazer accorde les 5 dernières minutes de son film à cette question comme conclusion... car c'est le plus insoutenable du film.

On embellit.

On nettoie au peigne fin ce mémorial.

On expose ces chaussures dans des tas qui ressembleraient à des œuvres d'art abstraites, derrière des vitres soigneusement nettoyées.

On passe l'aspirateur.

J'ai craqué à cet instant là du film. Je pleurais. Je pouvais plus regarder. Et le son des aspirateurs étaient une véritable torture.

L'aseptisation. Nettoyons l'insupportable ! Et si on a pas le choix de le montrer... on lui donne une allure artistique ! Que ça ne dépasse pas ! Et nettoyez bien là : y a une tâche !

On en fait un film ? Mettez la musique de John Williams, ça sera beau et tragique !

On en fait un livre ? Faites-en de la poésie ! Mettez des figures de style marquantes ! Faites résonner le verbe !

On en fait une BD ? Faites-en un dessin fort et figuratif : et soignez bien ces cadrages.

Et vous savez quoi ? C'est comme ça pour tous ces sujets difficiles.

La guerre en Ukraine. Hiroshima et Nagasaki. Gaza. Verdun. Le réchauffement climatique. Le Vietnam. Le 11 Septembre. Charlie Hebdo. Les Ouïghours. L'esclavage. Le Yémen. La colonisation. Et même la pauvreté ! TIENS ! PETITE APPARTEE : Rien que cette pauvreté, vous avez jamais remarqué comment on l'embellit dans les films ? Comment on la présente sous un jour agréable à regarder ? Vous y croyez vous à Audrey Hepburn qui joue une pauvre fleuriste dans My fair Lady ? La pauvreté, je la vois tous les jours dans le métro quand un type vient demander une pièce dans le wagon... et il ressemble pas Audrey Hepburn. Souvent il est encore plus mal habillé. Il a pas la voix d'Audrey Hepburn. Il sent. Il crache. Et quand il me touche... ça me révulse. Mais non... pour la rendre supportable... on l'embellit. Et on s'en contente.

Et on se contente de ça parce qu'on ose plus regarder cet enfer devant nous. On a besoin de ces histoires comme écran de fumée pour se représenter un problème.

Voilà ce que raconte La Zone d'Intérêt. La zone d'intérêt... fait intrinsèquement naître une zone de désintérêt.

La conclusion est encore plus glaçante que le déni de ces nazis qu'on dépeint... parce que c'est notre déni.

Et il est foutrement important qu'on le note, surtout quand l'histoire se répète.

Sinon à quoi auront servi toutes ces histoires ?

On ne les retient pas ! Ou alors... l'ouïe et la vue ne suffisent pas ?

Il faut qu'on la subisse en sollicitant tous nos sens ?

Il faut qu'on la voit, l'écoute, la touche, la sente et l'avale en même temps ? Faut-il donc ça pour nous sortir de l'apathie ?

Allez voir et entendre ce film.

Et si vous regardez bien... on finit par voir ces morts.

Ce sont les fleurs du jardin (les cendres des détenus leur ont servi d'engrais). C'est pour ça qu'à un moment, le film se concentre sur elles pour un fondu rouge.

Inutile de vous dire que je suis ressorti du film déboussolé. Littéralement déboussolé... car la narration, c'est ma boussole.

J'aime les histoires... narratives, interactives, cinématographiques, graphiques, théâtrales. Je me berce avec, j'apprends avec... Quand je m'exprime, quand j'écris... je pense sans cesse à mes histoires préférées. A ces récits qui m'inspirent.

Et La Zone d'Intérêt vient de tout bouleverser.

Parce que le film dit que non... et démontre par A+B que cette narration ne suffit plus. Elle ne suffit pas. Et en fait... elle n'a jamais suffit. La narration actuelle nous éloigne du réel, elle nous berçait enfant et elle nous berce toujours adulte. Et le but des berceuses est de nous endormir.


Il faut revoir cette narration... de toute urgence.

Zefurin
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le 6 févr. 2024

Modifiée

le 7 févr. 2024

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Zefurin

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