Nous sommes dans la « zone d’intérêt ». C’était le nom que les nazis utilisaient pour désigner l’espace, environ 40km2, autour du centre de mise à mort d’Auschwitz, Pologne. Nous sommes plus précisément chez le lieutenant-colonel Rudolf Höss, cadre moyen du parti nazi (Christian Friedel) et sa femme Hedwig (Sandra Hüller). Nous découvrons le quotidien de cette famille dans leur grand pavillon où ils ont vécu entre 1940 et 1944 (reproduit avec beaucoup d’exactitude d’après des photos d’archives) : les départs à l’école des cinq enfants blonds, les anniversaires, les discussions entre voisines.

Comme si de rien n’était.

Derrière le mur, c’est le camp. La caméra restera du côté du jardin. On y voit les fleurs, la jolie pelouse, la piscine, la serre, les chaises longues. Le mur gris. De l’autre monde, on aperçoit des baraquements, un mirador, de la fumée qui s’échappe d’une cheminée. Et l’on entend des cris, des bruits de ferraille, des rails, des craquements, le ronflement des fours crématoires, des coups de feu. On sait l’horreur. Lorsque Madame Höss se baisse pour faire sentir une fleur à son enfant, pour nous, spectateurs, c’est glaçant. Nous ne supportons plus la vue d’une fleur. Elle nous dégoûte. La beauté n’a aucun sens dans un monde où l’on a atteint le pire de l’horreur. Tout est absurde. Le vent dans les arbres, les doux reflets de la rivière, les enfants qui jouent. L’été est un non-sens. Tout est abject, déplacé, choquant, indécent, répugnant. J’ai trouvé insupportable, écoeurant, le rire de la femme de Höss. Et il n’y a rien de plus abject que le « C’est paradisiaque ! » de la grand-mère venue rendre visite à sa fille.

J’ai lu que certains critiques regrettaient que l’on ne voie pas le camp. Je ne comprends pas. Une fleur en gros plan ? Un rire d’enfant ? Je pense à l’horreur derrière le mur. Je ne pense qu’à ça, à ce qui se passe derrière. En fait, lorsque l’on voit ce film, il se produit un phénomène étrange : la pensée file systématiquement de l’autre côté, elle est SANS CESSE hors-champ. On n’est, bien au contraire, JAMAIS dans le jardin, on se refuse d’ailleurs à y être, on ne peut pas y être.

Par contre, on imagine aisément la sidération d’un prisonnier entendant les enfants rire et s’amuser autour de la piscine. Deux mondes séparés par un mur gris.

J’ai été aussi très surprise de lire que certains spectateurs trouvaient que dans ce film, « il ne se passait rien. » Tout ce qui se passe a lieu hors-champ, faut-il le rappeler. Il y a les images que l’on voit mais le film est au-delà des images. « Le vrai film est ailleurs » commente Jonathan Glazer.

Ce film m’a beaucoup impressionnée, j’y repense très souvent. Des paroles banales comme celles de la mère qui dit à son fils : « Mets ton manteau, mon chéri, il fait très froid. » ou bien « Nous avons fait installer le chauffage central tellement il fait froid. », plongent le spectateur dans la stupeur et l’horreur. La violence est là, dans les mots, les phrases a priori anodines et dans les silences, dans la scène du manteau volé à une femme gazée que Mademe Höss essaie devant la glace ou dans celle des vêtements d’enfants assassinés que l’on donne aux domestiques.

Est-ce que ces Höss sont comme nous, sont-ils représentatifs de la banalité du mal (Arendt) ? Comme nous, ils aiment l’été, comme nous ils sont heureux d’avoir une maison bien rangée et une grande serre, comme nous ils aiment voir leurs enfants grandir. « Ici nos enfants sont forts, sains et heureux » dira Madame Höss pour tenter de convaincre son mari de rester vivre à Auschwitz.

Et pourtant, j’ai trouvé qu’il y avait tout le long du film une lumière très blanche, très crue, presque irréelle, comme si les personnages évoluaient sur une scène. Cela m’a donné l’impression que le film était teinté d’irréalité. Ils sont nous mais ils ne sont pas nous. Ils sont malades, ils font des cauchemars, ils vomissent, ils pleurent, ont mal au ventre. Ils savent leur inhumanité, ils connaissent leurs crimes. Comment ont-ils pu ? La question est vertigineuse. La mère de Madame Höss dit à un moment à sa fille qu’une telle promotion sociale est inespérée. Une belle maison, un joli jardin, des domestiques, deux voitures… De là à accepter un crime de masse ? Cela a dû jouer, oui, certainement...

Être nazi, c’est fonctionner. Voir les gens comme des choses, les déshumaniser, les réifier, s’en servir pour produire, les faire travailler et les tuer quand ils ne sont plus rentables. Je vous invite à lire l’article de Johann Chapoutot, historien, spécialiste du nazisme (« Libres d’obéir » 2020), « Ce film est à la pointe de ce qui se fait en sciences humaines sur la Shoah » dans le magazine en ligne « Trois couleurs » ou sur « Lokko », toujours en ligne, du même auteur : « La Zone d’intérêt est un film exemplaire pour la réflexion historique » Celui-ci met en place un parallélisme entre l’organisation du IIIe Reich et le fonctionnement du monde capitaliste où il faut être performant, rentable, productif. Bref efficace.

À lire aussi « La loi du sang : penser et agir en nazi », essai dans lequel Johann Chapoutot explique comment « les philosophes, juristes, historiens, médecins ont élaboré les théories qui faisaient de la race le fondement du droit et de la loi du sang la loi de la nature qui justifiait tout : la procréation, l’extermination, la domination. » C’est vraiment passionnant. Et effrayant.

« La Zone d’intérêt » est un très grand film.

lireaulit
10
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le 12 févr. 2024

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lireaulit

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