Comment évoquer les crimes nazis sans risquer de répéter des créations passées impossibles à dépasser (p.e. Shoah de Lanzamann), sans tenir un même discours, sans opter pour un inévitable ton pathétique ? C’est de l’affrontement de ces problématiques qu’a surgi le très singulier The Zone of Interest de Jonathan Glazer.

Dès la scène liminaire, Jonathan Glazer nous fait pénétrer dans une sensorialité paradoxale qui ne quittera plus le film : entre image et son, entre champ et hors champ, entre premier et arrière-plan, entre dehors et dedans, les contradictions interpellent, heurtent, choquent, engendrant à la fois grotesque et terreur : tandis que de l’autre côté du mur se joue l’une des plus grandes tragédies de l’Histoire de l’humanité, dont on ne perçoit que cris, fumées et cendres, la famille de Höss, elle, autour de son jardin édénique où le mouvement est libre - même celui du chien - fume des cigares, se sert des cendres comme fertilisant naturel, ne supporte que le cri de la vie (du nouveau-né). La femme de Höss, interprétée par l’inévitable Sandra Hüller (toujours aussi castratrice et effrayante) incarne bien la banalité du mal : au-delà de la méchanceté gratuite du dominant sur l’inoffensif dominé, elle souffre d’un impardonnable ridicule, en raison de son déni de la tragédie, de son individualisme, de la petitesse de ses préoccupations, de son prosaïsme, de son allure de paysanne et de son rire porcin.

Ce qui étonne et fascine le plus ici, c’est la mise en scène, extrêmement contemporaine et artistique de Glazer : on se situe entre happening (comme en avait mis en scène Ruben Östlund dans The Square), théâtre absurde (dans la maisonnée), hyperréalisme des émissions de télé-réalité avec ces caméras et micros cachés à l’insu des acteurs et vidéos expérimentales avec ces songes hallucinés et cauchemardesques de la jeune enfant. Le résultat est admirable et parvient à dénoncer, outre l’atrocité nazie avec entre autres ces quelques images de documentaire, une organisation politico-industrielle nazie obsédée par les résultats et les chiffres, des employés victimes de la pression sociale de la réussite et des femmes matérialistes et intéressées, toujours en attente d’un colis avec de nouveaux vêtements et bijoux dont l’origine compte peu – dénonciations aux clairs échos actuels.

Un film choc d’une grande singularité.

Marlon_B
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 27 févr. 2024

Critique lue 13 fois

3 j'aime

Marlon_B

Écrit par

Critique lue 13 fois

3

D'autres avis sur La Zone d’intérêt

La Zone d’intérêt
PatMustard
3

Cannes-ibal Holocauste

La Zone d’intérêt débute par un écran noir de 5 minutes accompagné d'une musique assourdissante qui donne le dispositif du film : on ne verra rien mais on entendra tout. Le camp d'extermination...

le 19 janv. 2024

169 j'aime

9

La Zone d’intérêt
lhomme-grenouille
6

Limites de l’intérêt

Reconnaissons à Jonathan Glazer cela ; ce mérite d'avoir su trouver un angle nouveau pour aborder un sujet maintes fois traité.Parce qu’à sortir en permanence du champ ce qui est pourtant – et...

le 2 févr. 2024

69 j'aime

8

La Zone d’intérêt
Plume231
7

Derrière le mur !

L'introduction, avec un écran noir qui dure, qui dure, accompagné d'une musique stridente, annonce bien la couleur, La Zone d'intérêt est une expérience aussi bien sonore que visuelle. Ben oui, parce...

le 31 janv. 2024

67 j'aime

8

Du même critique

Call Me by Your Name
Marlon_B
5

Statue grecque bipède

Reconnaissons d'abord le mérite de Luca Guadagnino qui réussit à créer une ambiance - ce qui n'est pas aussi aisé qu'il ne le paraît - faite de nonchalance estivale, de moiteur sensuelle des corps et...

le 17 janv. 2018

30 j'aime

1

Lady Bird
Marlon_B
5

Girly, cheesy mais indie

Comédie romantique de ciné indé, au ton décalé, assez girly, un peu cheesy, pour grands enfants plutôt que pour adultes, bien américaine, séduisante grâce à ses acteurs (Saoirse Ronan est très...

le 17 janv. 2018

26 j'aime

2

Vitalina Varela
Marlon_B
4

Expérimental

Pedro Costa soulève l'éternel débat artistique opposant les précurseurs de la forme pure, esthètes radicaux comme purent l'être à titre d'exemple Mallarmé en poésie, Mondrian en peinture, Schönberg...

le 25 mars 2020

11 j'aime

11