Film séminal, le lancement de Jackie Chan et un modèle pour Dragon Ball

Jackie Chan jouait dans des films depuis quelque temps déjà, mais c'est en 1978 qu'il a explosé. La raison, c'est qu'il a enfin eu la main sur le scénario et sur la chorégraphie des combats. Il a échappé au formatage à la Lo Wei, comme à un alignement sur le modèle Bruce Lee. Cela nous a valu trois chefs-d’œuvre au moins pour la seule année 1978 avec pour acteur principal Jackie Chan : d'abord les deux films aujourd'hui célèbres Le Chinois se déchaîne et Le Maître chinois, et ensuite le film L'Irrésistible qui est un Lo Wei mal estimé, mais un bon Lo Wei qui bénéficie quelque peu du souffle nouveau venu des deux autres films.
La grande idée du kung fu comique s'y développe et Jackie Chan met bien en place les codes d'un héros décalé, un peu fou, mais tellement brave, gentil et fidèle en amitié.
La tension dramatique est moindre que dans des films à la Bruce Lee et les combats sont moins secs, moins représentatifs de l'efficacité des coups. En revanche, ils ont une chorégraphie de cirque époustouflante, un peu dans l'esprit des matchs (réputés pour être lourdement truqués) de catch.
Ce côté gag pourrait déranger, mais cela passe très bien pour plusieurs séries de raisons. Premièrement, le film assume de ne pas être un enchaînement de combats spectaculaires pour admirer du champion, on suit une histoire de film avec des moments drôles. Ensuite, la chorégraphie est en soi un spectacle savoureux avec mille détails originaux dignes du cirque, ce qui fait que le spectateur peut sans peine renoncer à l'exigence de violence martiale pour apprécier les prestations bien physiques des acteurs. Il faut d'ailleurs dire que les gags se retrouvent également, quoiqu'à plus petite dose, dans les combats les plus décisifs du film. Ajoutons aussi que l'action des combats a le mérite d'être lisible, on comprend bien ce qui se passe et la portée de chaque coup. Enfin, dans ces combats ou dans les entraînements du héros, il y a de magnifiques idées de fiction qui sont bien exploitées et qui créent du rêve. Pour sortir le premier de toute une série en 1978, le film a plutôt été tourné lors de l'année du Serpent (grosso modo 1977) dans le calendrier chinois et on voit vraiment, et dans les combats et dans les phases d'entraînement, des mouvements des mains inspirés du serpent, comme on reconnaît les serres d'un aigle dans les techniques de la principale école adverse. Puis, lorsque le héros développe la technique du chat et l'utilise pour la première fois en combat on reconnaît bien l'imitation et en même temps on a de quoi rire vu la dimension comique que cela prend. L'humour ne s'arrête pas là, la technique du chat sera finalement rebaptisée technique de l'ombre du serpent pour ne pas offusquer le vieux maître. On a aussi d'autres idées éblouissantes. Le héros s'entraîne en l'absence du maître à partir d'un écrit sur un mur et d'empreintes de pas laissées dans la cour, ou bien, alors qu'il doit perfectionner la technique du serpent au moyen d'un manuel, on a droit à une super idée où le chat joue avec le manuel qui n'était que littérature, puis le même chat qui apprend au héros le combat à l'école de la vie face à un serpent.
La réalisation est bonne pour les combats, mais inexistante au plan artistique avec une musique au synthétiseur désastreuse. Les plans, les couleurs, rien n'est pensé au plan artistique, mais le scénario est sacrément ficelé, le dosage entre action et humour est parfait et on a de belles chorégraphies pour les affrontements qu'ils soient clownesques ou sérieux, avec une action facile à lire.
Il peut sembler de bon ton de dénigrer les films hongkongais de Jackie Chan au profit de sa carrière américaine, mais ce n'est pas si simple. Il faut faire la part des bons et des mauvais films dans la période hongkongaise et ne pas oublier que la carrière américaine est tributaire du succès des deux films Le Chinois se déchaîne et Le Maître chinois. Il y a d'autres très bons films hongkongais de Jackie Chan : L'Irrésistible, La Danse du lion et Le Marin des mers de Chine pour l'essentiel. Ensuite, la carrière américaine aura trois inconvénients : d'abord, Jackie Chan n'est déjà plus si frais quand il se lance en Amérique, ensuite il est annexé à un esprit américain où si pas les chorégraphies des combats au moins la forme d'ensemble des films fait que Chan est plus un ingrédient de kung fu comique que s'approprie dans des films lisses, mieux réalisés mais peu enchanteurs, le système hollywoodien, enfin justement on va perdre cet univers, certes mal mis en scène par la caméra, d'une Chine avec ses codes traditionnels, ses costumes et ses décors, ses croyances aussi, où s'affronte un folklore de clans d'arts martiaux en concurrence les uns avec les autres. Plus prestigieux, Le Maître chinois, Drunken Master de son nom anglais, aura droit à un remake américain, mais Le Chinois se déchaîne, Snake in the eagle's shadow pour citer son meilleur titre en anglais, n'a pas grand-chose à lui envier et est l'origine du Maître chinois qui en est déjà quelque peu un remake. C'est dans Le Chinois se déchaîne qu'on a des techniques mimétiques du serpent, de l'aigle, du chat. On n'a pas encore la technique de l'homme ivre, mais la technique de la demoiselle est anticipée avec un combat à l'éventail. La technique de l'homme ivre, à laquelle il est fait allusion dans le film de Jackie Chan La Rage du vainqueur réarrangé et bidouillé avec ajouts de nouvelles scènes à un film plus ancien Le Jeune tigre de 1971, est l'aboutissement de ce qu'a mis en place le film Le Chinois se déchaîne. Les positions des mains, la chorégraphie un peu folle, tout cela a inspiré bien des fictions ultérieures, du combat de Goku et Jackie Chun dans un tournoi de Dragon Ball à la position de la cigogne dans Karaté Kid. Voir ce film, c'est la base pour comprendre tout un pan entier du cinéma d'arts martiaux.
Je voudrais défendre encore mieux la valeur de ce film. Certes, il y a une progression un peu raide, un peu dogmatique du film et des raccords paresseux, mais il faut quand même avouer que le scénario est vraiment porteur et féerique. C'est vraiment une histoire qui a un imaginaire fort. Les méchants ne sont pas trop ancrés dans le film. Le principal méchant apparaît plutôt au début et à la fin. Pour le reste, on a une rivalité entre deux écoles où là encore le champion du tournoi des trois provinces de l'école adverse n'occupe pas tout l'espace. Cela va de pair avec un récit peut-être un peu mal construit, mais ce défaut ou ce recul des méchants principaux a permis en revanche dans ce film de prodigieusement bien orchestré la progression du héros joué par Jackie Chan. On peut penser à Cendrillon, il est le souffre-douleur du maître d'une école où il n'est pas élève mais homme à tout faire. Il ne connaît pas le kung fu, mais n'est pas présenté comme faible, il doit perdre exprès et accepter les humiliations des coups reçus en public. On évite le cliché du gars faible qui devient fort. Ensuite, on voit les motivations pour lesquelles le vieux le choisit comme élève, des motivations nobles. Puis on assiste à son entraînement, et tout cela est très bien conçu car il apprend d'abord à esquiver avant d'apprendre à se battre, et pour montrer qu'il a appris à esquiver on le voit humilier un parvenu de l'école qui en réalité ne sait pas se battre, et il l'humilie rien qu'en esquivant, puis on le voit se faire chasser pour un temps de l'école par une raclée du maître contre laquelle il ne se défend pas. Il apprend ensuite à se battre, il étonne tout le monde, mais un crescendo est entretenu, il rencontre à nouveau plus fort que lui et doit repartir s'entraîner, et là l'entraînement prend une voie inattendue où on découvre un héros qui n'est plus un élève, mais qui est suffisamment aguerri que pour observer et développer sa propre science. Au passage, on lui accorde pas la science infuse et contrairement à son maître il n'est pas capable encore d'escalader les murs. Rendre crédible et vivante sous nos yeux une telle progression, c'est une sacrée gageure, et ça mérite le respect. Il faut vraiment que les réalisateurs et créateurs regardent ce film pour apprécier comment il fait pour montrer la progression d'un héros de souffre-douleur cachant une certaine force mais encore faible à champion au-dessus des champions. C'est un tour de force scénaristique si rarement réussi.


Bonus :


J'ai regardé à nouveau ce film parce que j'avais remarqué qu'Akira Toriyama s'était inspiré de ce film, ainsi que de L'Irrésistible et du Maître chinois pour plusieurs détails de son manga Dragon Ball. Par exemple, le premier épisode de Dragon Ball, qui a un objectif de présentation du héros, démarque habilement une partie considérable du film L'Irrésistible, et pas seulement le gag du gars qui n'a jamais vu de fille, à condition de bien observer; on y trouvait aussi l'origine des six cicatrices en forme de domino sur la tête de Krilin. Des éléments ont été repris aussi au Maître chinois, à commencer par la citation hommage de la technique de l'homme ivre, mais Le Chinois se déchaîne représente avec L'Irrésistible la plus grosse source d'inspiration pour des chapitres de Dragon Ball.
Je commence par un détail dont je ne suis pas sûr, mais qui demanderait une enquête. Si, sur la page Wikipédia consacrée au film, le héros incarné par Jackie Chan se nomme Chien Fu (jeu de mots en français), j'ai regardé une version en VF où j'ai entendu régulièrement le héros être appelé Soun, ce qui se rapproche du Son de Son Goku.
Plus convaincant, le méchant principal ressemble à Tao Pai Pai, mais le maître de l'école du serpent qui enseigne sa technique au héros incarné par Jackie Chan s'appelle lui-même Pai. Ce Pai au début du film affronte plusieurs hommes à la fois en tenant un bol vide et des baguettes, ce qui a inspiré la scène où le personnage à tête de cochon, Oolong, se transforme en robot samouraï qui tient précisément dans ses mains un bol de soupe aux nouilles bien chaud et des baguettes. D'ailleurs, l'idée du cochon est présente dans ce film avec le père et le fils riches sujets de toutes les attentions par les maîtres des écoles de kung fu soucieuses de recruter des disciples qui paient bien, aussi mauvais soient-ils.
Akira Toriyama a dû revoir le film Le Chinois se déchaîne, peu avant d'introduire Tao Pai Pai et le chat de la tour Karin dans son manga. En effet, le héros incarné par Jackie Chan, Soun dans la VF que j'ai suivie, s'occupe d'un chat qui se retrouve entre lui et le maître de l'école du serpent, profil de vieux à la Tortue Géniale (ou Kamé Sennin), et ce vieux va entraîner Soun en lui demandant d'attraper un bol qu'il tient dans les mains, alors que ce vieux tient en continu une gourde pour boire. Dans Dragon Ball, Goku est battu une première fois par Tao Pai Pai, il monte en haut de la tour Karin et se perfectionne auprès d'un chat qui veut qu'il attrape la gourde qu'il défend, ce que Goku parvient à faire en moins de trois jours. Et cet entraînement a été suffisant, selon une logique propre à la fiction, pour qu'il revienne vaincre Tao Pai Pai. Dans le film, la technique pour attraper un bol ne concerne que le début de l'histoire, mais le chat va quelque peu relayer le maître avant l'affrontement décisif avec le grand méchant modèle pour Tao Pai Pai, puisque le chat détruit le manuel mais offre le spectacle d'un combat triomphal contre un serpent, avec au passage un défaut de réalisation, sur une image on voit un serpent jouet immobile devant le chat et dans le coin inférieur droit une tête de serpent en bois agitée pour que l'acteur chat reste agressif. Mais passons. Et alors que le vieux ne peut vaincre le grand ennemi de l'école de l'aigle, on a droit à un discours intéressant selon lequel il ne serait pas invincible bien qu'il ait toujours été le plus fort, ce qui coïncide avec la perfection de Tao Pai Pai avant sa défaite contre Goku. Par ailleurs, Tao Pai Pai a tué d'un coup de langue dans la tempe le général Blue de l'armée du Ruban Rouge et dans Le Chinois se déchaîne, c'est Soun qui vainc quelques adversaires avec un coup porté par les mains dans une tempe ou dans les deux tempes, notamment l'adversaire qui a servi de modèle à Tao Pai Pai.
L'influence sur Dragon Ball peut s'enrichir des cinq points suivants. Goku aime bien pratique la fourchette sur les yeux (c'est-à-dire planter deux doigts dans les yeux), or Soun essaie plusieurs fois de le faire dans ce film. Dans Dragon Ball Super, du moins dans l'animé où, lors du tournoi de l'arc pour la survie de l'univers, on a un bon épisode de coopération entre Krilin et C-18, on a un rappel du quart de finale de Krilin contre l'homme qui ne se lave jamais, car Krilin envoie sa chaussure puante dans le museau du canidé aveugle qui leur sert d'adversaire. Or, dans Le Chinois se déchaîne, on n'a pas d'allusion à l'odeur (pour des blagues sur les pets, voir le film de 1980 de Jackie Chan Le Protecteur), mais on a à deux reprises un héros qui enlève sa chaussure et la lance comme projectile, une fois c'est le vieux mendiant maître de Soun, une fois c'est Soun lui-même. Enfin, comme il y a une rivalité entre deux écoles dans le film, il se trouve qu'il y a un épisode filler de la série Dragon Ball où on a le profil à la Jackie Chan de Dragon Boy, le modèle originel créé par Toriyama avant Dragon Ball et où on a donc une confrontation classique de film hongkongais entre deux écoles d'arts martiaux.
L'affrontement entre l'école du serpent et l'école de l'aigle a son pendant avec l'affrontement entre l'école de la tortue et l'école de la grue, lors du tournoi où Goku et Tenshinhan iront jusqu'en finale, mais il y a d'autres sources, même en films d'arts martiaux, pour l'école de la grue ou pour l'affrontement entre tortues et grues.
Enfin, dans la finale de tournoi opposant Goku à Jackie Chun, si l'allusion est évidente au film Le Maître chinois, on a droit à une technique du chien de Goku qui démarque clairement la drolatique attaque du chat qui bondit dans Le Chinois se déchaîne.

davidson
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le 30 mars 2019

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davidson

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