Je ne suis pas certain, en tout cas pour le film, que les thématiques essentielles touchent à l’horreur concentrationnaire ni à une approche, certes singulière, de l’antisémitisme. Et le parallélisme entre la monstruosité des camps et celle des états du Sud est à peine évoquée dans le film – par ailleurs extrêmement fidèle à la lettre de l’œuvre de Styron. Presque trop, on y reviendra.


Le Choix de Sophie est un drame romantique, plus qu’expressionniste. Un film sur l’amour fou. A entendre dans tous les sens possibles de l’expression.


Et dans cette histoire insensée, le « héros » n’est au mieux qu’un témoin, à peine un acteur du drame.


Le Choix de Sophie dit l’histoire de deux êtres brisés, et plus encore, de deux êtres brisés en dedans. Et c’est leur rencontre, dans un contexte évidemment dramatique, qui leur a permis de se reconstruire. De devenir un – dans une fusion, tellement forte qu’elle est constamment soumise aux pressions, aux heurts, aux ruptures, aux cahots les plus violents. Aux départs aussi, mais avec toujours en perspective le besoin indépassable de se retrouver. L’amour fou.


Elle, réchappée des camps de la mort, d’Auschwitz – et traînant de cet enfer des mensonges encore au-delà de l’enfer, sans qu’elle en soit en rien responsable (mais le sentiment culpabilité n’en devient alors qu’infiniment plus fort), des mensonges ou des vérités tues au plus profond, le père, les enfants, le fameux choix devenu mythique après le livre. Et elle ne dévoilera au témoin ces mensonges, sa survie aussi, que bien après la rencontre, très tard. La cicatrice ne peut se refermer.


Lui, enfermé dans sa maladie et dans son identité recomposée – vraisemblable, biologiste de renom formé à Harvard, ou délirante, quand il annonce l’obtention prochaine, imminente du prix Nobel. La vérité viendra d’un autre, un très proche, quelque part entre schizophrénie et paranoïa, entre temps de rémission et de crise aigüe – surgissant toujours au moment où tout semble aller pour le mieux.


Et il n’est pas certain que ces mensonges, ces bribes de vie et de mort étouffées soient connus de l’autre. Et l’important n’est pas là – ils s’aiment.


Ils s’aiment et ils décident alors de s’ouvrir au monde. L’invitation d’un témoin, d’un nouvel ami (mais pas d’un confident), c’est, absolument, le désir marqué de la façon la plus concrète de reprendre place dans le monde.


(Et dès le départ, on comprend que quelque chose ne fonctionne pas. La première invitation est presque immédiatement annulée, suite à une altercation très violente, entre eux, suivi de son départ à lui.)


( Et au moment où l’harmonie semble la mieux installée, après une échappée bucolique et joyeuse à trois, et il y a très peu d’échappées dans le Choix de Sophie, tout tourne à nouveau à l’explosion aussi lente que violente. Et son arrivée, tardive et inexpliquée, à lui, avec la grande silhouette de Kevin Kline dans l’entrebaillement de la porte, immobile et nimbée d’un singulier sourire, alors même que le témoin, et le spectateur, et le monde, ne savent encore rien – cette arrivée ne peut manquer de suggérer immédiatement le malaise.)


Impasse.


En invitant le monde dans leur intimité insensée et forte, ils se condamnent à laisser aussi sortir la vérité. Or ce sont précisément tous les masques, les dissimulations, l’opacité presque joyeuse aux moments les plus privilégiés – qui seuls pouvaient les préserver.


Et l’incarnation du monde à travers un individu, avec qui on partagera de plus en plus, c’est aussi le risque, plus qu’énorme, de laisser l’autre s’insérer, inévitablement, entre eux.


Dès les prémices, avant même, dès qu’ils ont pris la décision de s’ouvrir, le drame est en marche.


La réalisation de Pakula, comme souvent, peut sembler trop académique – les personnages sont assis, disent un texte, très long et très écrit – et on prend le risque de perdre le spectateur, surtout lors d’une première partie en guise d’exposition, effectivement très longue, avec des enjeux très incertains. Et ce n’est qu’avec la séquence très immersive consacrée à Auschwitz que le film trouve enfin orientation et rythme.


Il n’en reste pas moins une réalisation – qui sait aussi valoriser son propos : à travers des décors bourgeois, petits, sentant le vieux et la naphtaline, dans les petits appartements de la petite villa louée par les protagonistes, où l’on est souvent prêt de se heurter aux murs et d’où il semble très difficile de s’échapper ; dans le sur-jeu, plus qu’expressionniste, des comédiens (du couple évidemment, pas du témoin), Meryl Streep jouant sur la pratique approximative de la langue d’une polonaise en exil, voix souvent très faible, montant puis s’effondrant, redevenant volubile, aux traits plus que fragiles même aux moments les plus heureux ; Kevin Kline, encore plus dans l’excès, à travers ses changements d’humeur et de ton incontrôlables, jusque dans la plus grande violence. Les rôles ne pouvaient pas être joués autrement.


Quel qu’en soit le chemin, le drame est inéluctable.


Et la fin, très belle, et qu’on peut évoquer sans risque de spoiler, n’est sans doute pas, une fois le choc passé (comme pour le héros / témoin), forcément surprenante. Et tous les plans finaux disent la même chose,



  • Le côté paisible, serein, presque détendu des deux corps liés, noués pour l’éternité,

  • La première (ou presque) apparition du ciel, parfaitement clair, au-dessus du pont de Brooklyn, saisi sous un angle étonnant pour un des plus beaux plans du film,

  • Et les mots, ceux de Styron et du livre, et du témoin / acteur aussi, et du monde, qui disent tout sauf le drame : « ce n’était pas le jour du jugement mais seulement le matin. Un matin. Excellent et clair. »


    Une histoire d’amour fou, désespérée et sereine.


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le 25 nov. 2015

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