Naked Lunch est le cri de révolte porté par un employé de bureau médiocre (Bill Lee) qui se détruit en cherchant à dissoudre l’environnement qui l’emprisonne. Cette tentative conduira à sa perte.


L’univers créé : une fiction partagée par un ensemble de personnages


Sa consommation d’une drogue destinée à éradiquer le sujet de ses rêveries le fait entrer dans un système complexe qui s’appuie sur des éléments physiques reconnaissables. Interzone Inc exploite les esprits faibles enchainés au goût de leurs passions cachées. C’est un univers parallèle instable – une fiction partagée par les autres drogués avec ses règles propres – qu’il est toujours possible de contourner par le truchement de l’esprit ralenti et qui conduit à la destruction collective. Les boucles mentales qui s’y forment empêchent pourtant toute sortie définitive (“I can’t go home”) avant l’accomplissement complet de l’acte de création. La découverte de ce monde où peu de choses sont sous contrôle s’organise autour de la recréation de ce qui a été vécu dans le présent temporel de l’action initiale. La répétition des erreurs passées s’apparente à une quête inaltérée qui pousse les habitants d’Interzone à démêler les fils de leur processus de destruction. Poussés dans leurs retranchements, ils vont devoir actualiser l’acte décisif laissé inachevé.


La trame narrative est portée par l’appel d’insectes monstrueux. Leur voracité se nourrit des excitations sensorielles provoquées par la prise de la substance toxique. La fascinante répulsion de ces créatures nées dans l’esprit de l’homme drogué ouvre des failles exploitées par la structure fantastique d’Interzone. On assiste à l’érotisation de la machine-monstre en mouvement qui se dresse entre le corps et l’esprit civilisé – les monstrueuses créations se matérialisent en concurrence de l’idée figurative portée à l’écran par la profusion d’objets à l’intérieur de décors excessifs.


L’enchâssement de rêves métaboliques


L’histoire prend la forme d’une succession de rêves métaboliques qui dévoilent la partie cachée de chaque personnage – partiellement dévoilée à chaque interaction nouvelle. Interzone est une machine intelligente qui enrichit le récit commun à travers l’enchâssement de moments singuliers. La lecture visuelle pénètre à travers des strates de réalités virtuelles jusqu’à la zone de crispation totale où l’incertitude règne.
La complexité de la fiction mentale (récréative) vient se superposer à la conscience et divise le sujet sur l’appréhension de son environnement – qu’est-ce qui est rêvé et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Le filtre de la réalité hallucinante sert d’illustration pour comprendre les distorsions cognitives de l’individu. Les nombreux rappels du monde extérieur entretiennent cette ambiguïté (l’intérieur oriental à la fenêtre ouverte sur la ville New York).


L’insertion de l’individu dans le récit : l’hallucination permanente et l’enquête


Bill Lee progresse lui-aussi dans l’hallucination malgré le refus par son personnage des tentations découvertes après coup dans une mise en scène désorganisée remplie de sous-entendus (en particulier les expériences corporelles de l’amour homosexuel). Ce rejet produit une dégénérescence contrôlée vers la folie psychique. Son obsession du rapport – qui doit documenter de façon circonstanciée les modalités du voyage entamé – lui permet d’accroître la productivité de la machine à l’écoute de ses propres passions. Les connexions nerveuses se combinent de façon à faire apparaître une cohérence dans le monde fantastique. C’est parce que Bill Lee se connecte avec intelligence au système qu’il comprend que la destruction de soi (du moi conscient) est nécessaire pour parvenir à une expression autonome et véridique – l’honnêteté du corps enchainé en prise avec ses propres limitations. Son hésitation fonctionnelle s’attache aux découvertes de l’esprit et reproduit les conditions de sa chute (meurtre de la femme et des amis, interrogatoire des policiers). L’accomplissement de sa mission répond aux conditions posées par les monstres exotiques sortis le plume de l’Auteur.


La création littéraire


Car les projections qui se superposent doivent permettre d’atteindre un seul but : la poursuite de la création littéraire et artistique de façon générale (enjeu principal du film). Comment le processus de création est mis en scène par Cronenberg ? Dans quelle mesure est-ce que son interprétation de l’univers créé par W. Burroughs est-elle pertinente ? Il s’agit ici d’adapter ce qui ne peut l’être à travers la transfiguration de l’expérience vécue par l’écrivain dans une réalité totalement fantastique. On retrouve ici l’alchimie complexe et fondamentalement métabolique du cinéma de Cronenberg. Le réalisateur développe et entretient dans tous ses films une étrange clarté fantastique aux confins de la folie qui ne s’éloigne jamais très loin de la réalité.

FrançoisLP
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le 17 avr. 2019

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FrançoisLP

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