Cette adaptation d’un roman sur la prise de contrôle d’une grande entreprise par tous les moyens dont dispose un yakuza aurait pu faire partie du cycle des “noirs”, thrillers masculins au cœur de la corruption capitaliste, de Masumura. Mais la présence de Wakao dévie le film à suspense vers le mélodrame et donne plus d’ampleur à l’histoire de Namiko, femme au foyer bafouée. Malheureusement la réécriture est trop timide et le film souffre d'un déséquilibre. Encore trop présente, l’intrigue sur une liste d’actionnaires – pauvre McGuffin format A4 – et des tractations molles parasite le drame.

Grosso-modo le même texte en vidéo https://youtu.be/KSqCladMz20

L’évidence de la compatibilité du crime organisé avec le féodalisme du grand capital n’est pas une idée nouvelle mais permet à Masumura, en bon élève de Mizoguchi, de traiter de la vieille histoire de prostitution de femmes sacrifiées à la réussite d'hommes soumis à la société. Le yakuza, Ishizuka, utilise sa maîtresse pour faire chanter des hommes d’affaires et le mari carriériste force Namiko à entrer dans le lit de son rival pour le court-circuiter. Malgré ce déséquilibre, un jeu d’acteur parfois horripilant et des dialogues inférieurs à ceux des grands scénaristes de Masumura, l'évolution de Namiko dans les plus belles compositions du cinéaste vaut le coup d’œil.

Alors que le cinéaste travaille majoritairement en noir et blanc depuis 1961, l’apparition frontale d’un corps nu en couleur n’est pas chose commune. Accusé de pornographie, Masumura réplique qu’il “ne filme pas des insectes ou du sable” (soit Imamura et Teshigahara). L'érotisme se développe timidement depuis quelques années, et la critique voit dans la libéralisation des corps le signe de la consolidation de la jeune démocratie. Sur ce sujet, Masumura, qui appelait à une représentation d’individus libérés des carcans de la société, ne pouvait pas être à la traîne – cependant le réalisateur déplore les coupes imposées par la censure, et c'est surtout La Barrière de chair sorti quelques mois plus tard qui marque l’Histoire.

Wakao a déjà dévoilé un sein, le kimono arraché par Raizō Ichikawa dans Anchin to Kiyohime en 1960. Unique tentative de l’actrice de sortir de son image de jeune fille mignonne en se sexualisant, une doublure prend en charge les scènes de nus autrement. Le choix d’un corps plus charnu que Wakao, lui donne une beauté proche des femmes de l'art européen. La mythologie grecque sert de point de départ à l’éveil du Narcisse de Namiko, très endormi en comparaison à celui bien portant des deux hommes vaniteux présentés et associés en un raccord sur des miroirs et aux reflets omniprésents.

Dans l’ouverture, Namiko apparaît seule et délaissée dans son foyer vide. Le regard absent, elle ignore son reflet dans l’eau du bain et devant un miroir ne tombe pas amoureuse de l'image qu'elle renvoie. Au contraire, elle constate l'effet cruel de l’âge, de ses sept ans de mariage sans amour. C'est tout de même le début d'une timide prise de conscience de soi en éprouvant la déliquescence de son corps : son embonpoint, sa peau flasque, ses rides et ses cernes. Une inspection clinique sous la lumière blafarde de la salle de bain qui l'entraîne dans l’abîme de la dépression.

Après le noir et blanc détachant l'héroïne de la grisaille ambiante, l’éclairage en couleur créé un clair-obscur profond. Toujours aussi lourdement maquillée et uniformément éclairée, Wakao est immédiatement réduite à une lividité spectrale qui frappe encore plus l’esprit sans la teinte chair naturelle à laquelle nous a habitué la pellicule couleur. Écrasée par un mariage arrangé et malheureux, Namiko porte un masque de tristesse profonde, aux réactions minimes. À peine si elle entrouvre les lèvres, incapable de s’exprimer. Cette femme inexistante hante l’image de sa gravité blafarde et évanescente ; à la fois effacée et extrêmement présente dans le violent contraste avec sa vie morne qui l’enveloppe d’une nuit permanente. Car tout est fatigué autour d’elle : les peaux cireuses, les murs décrépis et les décors aux couleurs froides et passées sont sous-exposées jusqu’à un noir presque complet.

À l’inverse d'autres personnages de Wakao qui trébuchent dans leurs parcours, Namiko reprend progressivement matière. Sensible aux flatteries du yakuza, elle esquisse de rares sourires et se durcit face à la réquisition de son corps par son mari.

Frappe-moi encore !” des paroles de défi récurrentes chez Masumura. Cette oralisation exorcise le masochisme féminin implicite dans le cinéma classique en un premier signe d’une volonté infléchissable. Son reflet réapparaît dans sa première distanciation de son mari, puis régulièrement quand Ishizuka lui fait la cour.

Dans sa recherche d’un bonheur idéalisé, la petite fille, comme la paternalisent les hommes, découvre la sexualité en dehors du devoir marital et s’y accomplit (très sensuelle cigarette symbolique, d'un geste de pénétration “reproducteur et utile” qui ne l’allume pas, à celui buccal “de plaisir futile” qui fonctionne). Lors de son escapade, cette Psyché trouve son palais d’Éros dans la pénombre d’une chambre d’hôtel. De simple chair flasque et sans vie au début, le corps d’albâtre de Namiko, figée dans l’acceptation et superposée au torse d’Appolon de Jirō Tamiya, atteint le sublime dans l’amour et devient marbre de statue de déesse.

Une beauté temporaire.

Namiko ne veut plus être en compétition avec l’ambition masculine et demande un dévouement total à Ishizuka. Un choix loin des conventions sociales et de la corruption de l’argent qui les isole complètement. Leurs scènes intimes sont un repli sur soi, pas moins recadrées et fermées du monde que le reste du film. Sans vue sur l’extérieur, Masumura s’éloigne de l’optimisme de ses débuts quand l’immensité de la mer servait de refuge aux hypocrisies du monde.

Dans cette seconde prison du palais d’Éros, la séparation devient intolérable tant elle signifie à nouveau la solitude complète. La maitrise de Namiko, divinité qui a mis les hommes à ses pieds, se fissure à la mort de ses espoirs. Libérée de son mari et coupée de sa famille conservatrice, elle est devenue dépendante de sa seule possession, le pilier sur lequel elle a construit son individualité, l'amour d’Ishizuka. À la mort de celui-ci, il ne lui reste plus qu’à embrasser, dans un geste à la brutalité proche d’une dévoration vampirique, le cadavre de celui qu’elle a émasculé*. Son beau marbre dramatiquement entaché du sang que son individualisme a fait couler.

*Je reprends le terme d’Ayako Saito qui voit l'émasculation économique devenue physique dans cette blessure. (Eiga Joyū Wakao Ayako, 2003)

Créée

le 23 juin 2022

Critique lue 40 fois

3 j'aime

Homdepaille

Écrit par

Critique lue 40 fois

3

D'autres avis sur Le mari était là

Le mari était là
Homdepaille
8

Psyché noire

Cette adaptation d’un roman sur la prise de contrôle d’une grande entreprise par tous les moyens dont dispose un yakuza aurait pu faire partie du cycle des “noirs”, thrillers masculins au cœur de la...

le 23 juin 2022

3 j'aime

Du même critique

Stranger Things
Homdepaille
5

Critique de Stranger Things par Homdepaille

J'ai l'impression d'avoir regardé une série pour rappeler aux trentenaires à quel point les VHS c'était bien, à quel point Silent Hill et la Playstation c'était prenant à l'adolescence, et à quel...

le 11 oct. 2016

11 j'aime

Possession
Homdepaille
10

Un tiens vaut mieux que deux Shining

Possession débute dans une austérité trompeuse. Les protagonistes sont tristement introduits. Isabelle Adjani en robe grise et châle noir et Sam Neill agent secret impassible, un couple sans intimité...

le 12 avr. 2019

10 j'aime

7

Passion
Homdepaille
9

Elle est Kannon

Certains films font tout pour être désagréable. L'ouverture, images aux couleurs ternes accompagnées d'une horreur à cordes stridentes en guise de musique, pose les bases. Et quand enfin la musique...

le 29 août 2022

8 j'aime

3